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Un agneau contre 3 mètres de tissu.

Au Printemps 1941 ou 1942, sur cette terrasse, nous avons nourri, pendant deux mois, un agneau. Georges l’avait échangé contre 3 mètres de tissu chez un paysan arabe. Il l’avait, à vélo, transporté sur ses épaules, à la façon des bergers des santons des crèches de Provence ou...du pape François sur la récente photo ci-dessus avec "l'agneau pascal".. Puis, au milieu des cris d’excitation des enfants de l’immeuble, avec l’animal sidéré toujours sur ses épaules, il avait monté les 5 étages à pied jusqu’à la terrasse.

C’était la guerre et ses privations : viande contre des tickets de rationnement, pas d’essence, pas d’auto et, avec un  «administrateur aryen » imposé au magasin de tissus de mon grand-père, si peu d’argent mais encore quelque tissu. Et Pessah à célébrer !
L’agneau courait vers nous dès que nous ouvrions la porte de la terrasse, les bras chargés de fanes de carottes ou de poireaux et d’herbes souvent cueillies sur les pentes du Rhumel par Hocine ou Joseph.
Nous avions pris l’habitude de jouer avec cet agneau, de caresser sa toison touffue et bouclée, à la puissante odeur de suint, et oublié qu’il était destiné au sacrifice de Pâque.
Le jour où on l’a emmené, nous, enfants, étions tous désespérés. La veille du sacrifice, Joseph l’avait descendu de la terrasse et enfermé dans les WC de l’appartement.
Dans la cuisine, un boucher rituel, un « Shohet », Rabbi Sion Choucroun est venu le sacrifier. –J’ai trouvé, par hasard, la reproduction d’une photo où ce rabbi est décoré par un officiel.

Un kanoun avec de la cendre pour recueillir le sang et une grande cuvette étaient prêts. Nous, les enfants, avons fui au bout du couloir, refusé de toucher aux côtelettes et même de regarder l’os d’agneau du plateau du Seder pendant la lecture de la Haggadah "Le Récit" ( de la sortie d'Egypte). Nous n’étions pas des Cannibales !
Selon l’usage, grand’mère dut tremper sa main dans le sang et l’appliquer sur la porte d’entrée pour y laisser l’empreinte. Cette pratique qui peut paraître barbare et primitive est un salmigondis d’héritage de rituels sacrificiels de la religion juive primitive avec le souvenir de la sortie d’Egypte et des linteaux des maisons marqués du sang des agneaux sacrifiés pour que Dieu épargne ces maisons et que "l’ange de la mort" "passe au- dessus" ( "Pass over" en anglais et aussi la racine hébraïque de "pessah") sans s’arrêter –offrandes rituelles liées au sang versé – et de traditions culturelles plutôt islamiques : le 5 protecteur, la "main de Fatma", le "hamsa" arabo-judéo- berbère. En tout cas, pour nous, "cela portait bonheur" comme "portait bonheur" l’os du mouton du plateau du Seder que nous gardions toute l’année au-dessus d’une armoire. "C’est comme ça !" tenait lieu d’explication.

La fête du dernier soir de Pessah, avec les crêpes épaisses au beurre et au miel confectionnées par grand’mère sur de grandes plaques bombées de tôle noire, accompagnées d’un délicieux « l’ben », le petit lait, les fleurs, adonis dites « gouttes de sang »qui couvraient la  table avec de jeunes épis de blé, les fèves fraîches d’un vert très clair plantées bien verticales dans de la semoule avec des louis d’or ( Les fèves sont, dans tout le Maghreb, symboles  de prospérité et de fécondité par l’abondance de leurs fleurs et le nombre de graines que contiennent leurs grosses gousses) cette fête donc nous réconciliait avec Pâque, son mouton, ses galettes indigestes et nous faisait presque oublier "notre" mouton. .


A Constantine, le "pain azyme" était une galette très épaisse, très dure, et particulièrement indigeste. Une fois l’an, seulement, la Fabrique Zarka, rue Thiers pas loin du four, la produisait. Certaines familles, comme celle de la tante Eugénie dite "Zeiro", la sœur de ma grand’mère, la fabriquaient elles-mêmes.

On était obligé de piler cette galette très fine pour le café au lait qui prenait la consistance du ciment, plus grossièrement pour les potages et autres usages. Le pilon de cuivre était l’accessoire indispensable pour la galette de Pessah et le pilage, une corvée partagée.

A table, on laissait la galette tremper dans l’eau, comme la « soupe » des paysans de jadis qui, dans des maies en bois, conservaient leur pain toute l’année.

Pour le trempage, une grande coupe en faïence à grosses fleurs rouges qui faisait partie de la vaisselle réservée pour Pâque, pleine d’eau, était prévue à table. Une des fantaisies de Paul fut d’y prendre son café au lait du matin. Le jour où, après avoir bien tassé sa galette pilée, il remplit par erreur la coupe de petit lait au lieu de lait, avec le café, la mixture était si écœurante qu’il renonça définitivement même à la coupe à fleurs rouges.

Une année, j’étais très petite, cette galette béton m’a rendue si malade que mon grand-père, esprit ouvert et tolérant, a dit : "apportez lui du pain !".

A Oran, la galette était plus acceptable que celle de Constantine.

Après le débarquement des Américains, seulement, en Novembre 1942, nous avons découvert que la galette de Pessah pouvait être fine et comestible.

Aujourd’hui, le pain azyme "Rosinski frères" est presque une friandise et beaucoup en mangent toute l’année.

La soupe traditionnelle le soir de la Pâque chez mes grands-parents à Constantine : double symbolisme : rite agraire de l'équinoxe de printemps avec les prémices en offrande et Histoire mythe fondateur du peuple juif libéré de l'esclavage en Egypte.

 

Fèves, artichauts, petits pois, légumes frais de saison en Algérie avec lesquels ma grand' mère à Constantine faisait avec "l'agneau pascal" du sacrifice et de très épaisses  galettes de pain azyme de la "fabrique Zarka", rue Thiers, la soupe traditionnelle du soir de Pessah : petits pois, fèves, têtes d'  artichauts,  agneau, herbes et aromates et à la fin de la cuisson, galette de pain azyme grossièrement pilée. La préparation de ces légumes mobilisait toutes les mains des femmes et enfants de la maison  pour écosser les kg de fèves et petits pois, les convives étant toujours nombreux autour de la table de fête. Pour les têtes d'artichauts, seule grand'mère en experte, après effeuillage les vidait de leur foin. Cette fête, agraire à l'origine, célèbre à l'équinoxe de printemps la sortie d'Egypte du peuple juif réduit en esclavage (photos que j'ai prises en 2014 à l'équinoxe de printemps au marché de Kouba, banlieue populaire d'Alger).

Et les "prémices", premier fruits de la terre et premiers nés des troupeaux étaient présentés en offrande à Dieu. Cette soupe  est le symbole à la fois de ces rites agraires primitifs des prémices en offrande et de l'histoire du peuple juif qui, menacé de mort, a fui en hâte l'Egypte sans avoir eu le temps de faire lever (azyme) son pain.

•Tanneur à Constantine: Voilà ce que deviendra la toison de « notre mouton": peau de mouton comme tapis ou laine pour le  tissage ou les matelas.
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La laine sèche. Bien sûr, il n'y avait pas de parabole!