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 À Gilles Ruben, dont le grand-père était boulanger place de Chartres à Alger

Place du Grand-rabbin Abraham Bloch et la synagoguePlace du Grand-rabbin Abraham Bloch et la synagogue

Enfermé en caserne, isolé au djebel, consigné à l’Indépendance, moi natif d’Alger, au terme de vingt-six années vouées à ma ville, j’aurai vécu la fin de l’Algérie française en parfait dépaysement, comme étranger à ma propre terre. 

Alors, du haut du piton où flottait encore le drapeau dérisoire, j’ai commencé à griffonner une histoire de naufrage, de radeau, de bateau à la dérive et de nef des fous, tandis que la terre se dérobait sous mes pas et que plus rien n’était plus, ne serait plus à demeure.

Partir n’est pas mourir un peu, c’est beaucoup mourir, une main devant une main derrière, mais écrire, c’est sauver ce qui peut l’être, et transmettre. Les Bagnoulis (Mercure de France, 1965) fut mon passeport Nansen, mes papiers d’exilé. On retrouvera ce texte dans la compilation Algérie : Les romans de la guerre (Omnibus, 2004), où la scène se distribue en sept voix.

Le sofer de Debdou

Mais vraiment, avais-je été témoin de cette guerre, alors que les médias de l’époque ne parlaient que d’«événements» ? Plus conscient de l’avenir de l’Algérie que des dommages de la guerre ou des drames intimes des survivants, j’osai alors écrire : « Dans des profondeurs inviolées où les forces vives ont été préservées, s’imagine, sinon s’élabore déjà, un futur collectif »… Je fus cet homme innocent et un voile était tombé sur mes yeux.

Mais ce n’est pas de cela que je veux parler… Moi qui voulais être acteur, je fus professeur. Or c’est du pareil au même, et quand je fus dans ma classe, sans attendre de voir les pirouettes de Robin Williams au Cercle des poètes disparus, j’étais déjà capable de sauter sur les tables, de gesticuler et déclamer, de galvaniser quelque peu mon public. Ayant retenu la leçon de mes maîtres, Hellsmortel, qui sautait effectivement sur la table, ou Mercadier qui y asseyait son long corps étique de Don Quichotte et nous faisait la conversation. 

Ayant retenu la leçon de mes maîtres, Hellsmortel, qui sautait effectivement sur la table, ou Mercadier qui y asseyait son long corps étique de Don Quichotte et nous faisait la conversation. Ces maîtres furent mes amis. Mais nous n’en sommes pas là, même si  j’occupai mon premier poste au lycée Bugeaud le 1er octobre 1960.

L’Indépendance de l’Algérie ne tourbillonnait pas encore dans l’air comme un coup de sirocco – à l’inverse du coup d’éventail de 1830 par quoi tout avait commencé --  nous poussant à la mer…

J’avais trois lieux de vie : notre maison, située au pied du Télemly, dans cette rue Danton, au 18, avec en bout d’artère, jouxtant la mignonne villa mauresque où les petites filles chantaient "une fleur au chapeau, à la bouche une chanson", la grille supérieure de ce qu’on appelait pompeusement le Palais de l’Université. Nous étions donc installés dans le chic et le haut.

En second lieu, nos synagogues qui gravitaient autour de et dans la Casbah, si nombreuses, populeuses et colorées. Et enfin le lycée, qui fut pour moi d’abord celui des petits Blancs, le lycée Gautier, puis celui qui était principalement celui des petits Juifs, le lycée Bugeaud − d’où sortiraient nos prix Nobel Albert Camus et Claude Cohen-Tannoudji.

C’est là que j’appris à accéder à la culture, à me forger un esprit français et critique, à prononcer correctement le mot « Rose » et aussi à me séparer, sans me couper vraiment, de la culture de mes parents. Qui, dans l’intimité, parlaient encore arabe et n’avaient rien oublié ou renié de ce  passé  judéo-berbéro-arabe  qui composait naguère  la  vivifiante Algérie, ce pays qui a effacé de sa mémoire la présence hébraïque – cent trente mille Juifs prirent le bateau du naufrage en 1962 – et a choisi la mutilation ethnique.                                

Alors, quand je sortais de mes deux heures de cours au Grand Lycée, le samedi matin, j’avais encore le temps d’aller à la synagogue en remontant la rampe derrière Bugeaud qui menait au jardin Marengo, et de là, descendant la pente en douceur car c’était pour moi jour de Shabbat et de pas lents, j’atteignais la rue Randon et cette place du grand-rabbin Abraham Bloch où trônait la majestueuse architecture du Grand-Temple, couronné d’un dôme altier comme je n’en vis qu’à Istanbul, avec au plafond l’énorme lustre offert par l’impératrice Eugénie quand Napoléon III, dit « l’empereur des Arabes », nous visita.

En cette époque où tout était encore possible, mêlant les blancs et les noirs sur le tapis vert du jacquet : l’intégration serait pour plus tard, mais  elle n’eut jamais lieu et Alger la Blanche prit le large… Naufralger!

Mon père était déjà là, depuis l’aurore, car il était homme de piété et de prière – « premier arrivé, dernier en allé », aimait-il à dire –, récitant l’alléluia des psaumes.  J’arrivais, en  fait, juste  pour la  lecture  de  la  Torah,   que  nous administrait la voix de stentor du rabbin Layani, balançant toujours ses larges épaules de gauche et de droite sur ses pieds claudicants en scandant la parole divine.

Le moment clé, à mes yeux, était ensuite la bénédiction des Cohanim et mon père soulevait son vaste talith et en recouvrait tout mon corps ; mais j’étais parfois jaloux des voisins de stalles qui se glissaient sous la châle bénisseur – mon oncle Coco, le peintre Attias, l’inspecteur Mamane, voire m’sieur Staouchrène (comme on l’appelait, parce qu’il renchérissait toujours en introduisant le chiffre – sacré – 26, sta-ou-achrène dans toutes ses enchères et surenchères) – afin de recevoir, comme une eau lustrale, un pan de sa piété et du hessed, la vertu première d’Abraham :

Avraham avinu, padre querido, padre bendicho, luz de Israelainsi chantait papa en se souvenant que son père, le sofer de Debdou, avait grandi aux rives d'Isbiliya – qui est Séville dans notre parler.

Enfin nous étions purs quand mon père, sur la phrase terminale « et moi je vous bénirai », levait son immense laine pour nous faire remonter à la surface. Paix et joie nous habitant, nous voilà partis sur les trois kilomètres qui, de la Lyre aux tournants Rovigo, et de la rue Dupuch au chemin des Aqueducs, nous mèneraient enfin chez nous, ce Foyer des Mutilés qui fut construit en 1930  pour abriter les anciens Poilus et Zouaves que la Grande Guerre avait marqués dans leur chair, jusqu’à la débâcle de 1962…

Mais pas seulement cela, car, bousculant ma mémoire, c'est du marché de Chartres que je voulais parler :

                                                           Le marché de Chartres

Et donc, le samedi après-midi, invariablement, nous changions de lieu de prière car mon père me menait rue Sainte, ce très joli oratoire avec ses lampes à huile accrochées au plafond et ses faïences vernissées, ses zelliges, auquel on accédait en montant un étroit escalier, et qui donnait sur l’assourdissant marché de Chartres – tout comme le Grand-Temple s’ouvrait sur le tonitruant marché Randon.

La prière s’accommodait fort bien de cette rumeur mercantile, car notre ferveur était bruyante, débraillée et gesticulante – seuls s’en offusquaient quelques sourcilleux échappés du Shtetl et qui avaient trouvé refuge sur nos rivages au temps de la peste brune : Rozenblat, Turschwell, Steiner ou ce Fingerhut qui serait grand-rabbin et dirigerait le séminaire  israélite de la Bouzaréah.

C’est là, rue Sainte, qu’officiait, naguère, le rabbin Zabulon Sebban,que papa avait connu enfant prodige hissé sur une chaise à hauteur des rouleaux pour chanter de sa voix d’ange les versets de Moïse ; il serait plus tard remplacé par le rabbin Achouche − dont le fils me précéda dans le cœur de ma belle Nelly, cette jeune Juive fille du bonheur : Ben Saïd, qui me fila entre les doigts et refusa de porter ma semence.

Au Temple de la rue  Sainte, la bien-nommée − j’allais dire bien-aimée −, nous faisions la prière de l’après-midi en grignotant cacahuètes, tramousses et ces bliblis qui ne sont que des pois chiches grillés, et nous écoutions attentivement les commentaires talmudiques de m’sieur Cohen-Bacri qui, sans être rabbin, en connaissait un brin sur la Michna et la Guemara. J’aimais ce rituel, la richesse de notre culte, nos promenades à travers toute la ville, le front de mer sabbatique, et nos synagogues…

Je fus même enfant de chœur – en compagnie des Zenouda, Sebaoun, Zécri, Elbaz, que sais-je ?… – au temple des mariages, rue de Dijon, dans les claquets de l’harmonium de Mme Doneddu, la maman d’Ida, notre immense cantatrice, soutenant de ma voix suraiguë – Baroukh abba bechem Adochem – la bénédiction matrimoniale du rabbin Molina, qui n’oubliait jamais ses pastilles Valda pour éclaircir sa gorge.

Mais nous voilà maintenant au marché de Chartres qui, toute la semaine, ouvrait sur place ses portes — et d’ailleurs il n’y en avait pas sur cette esplanade offerte aux quatre vents où chacun dressait son établi ou son stand sans les chipoteries administratives d’aujourd’hui. Qui avait quelque chose à vendre, et de nombreuses bouches à nourrir, s’installait là et étalait ses richesses. C’était ce qu’on appellerait aujourd’hui un vide-grenier, mais permanent, prolixe et fascinant. Le bric-à-brac d’Alger qui dura jusqu’à la grande braderie…                                                           

Opéra d'Alger

En ce temps-là, j’œuvrais comme figurant à l’Opéra, qui donnait par  derrière sur la place de la Lyre, et il suffisait de descendre les marches pour gagner le marché de Chartres ; ou alors, face à l’imposant théâtre lyrique construit en 1853, on pouvait emprunter sur la droite l’artère nommée autrefois rue de Chartres, puis rue du docteur Charles-Aboulker,  père fondateur de la plus illustre dynastie de médecins juifs d’Alger (dont le fils Marcel fit partie  — aux côtés de  l’autre  Aboulker, José, fils de  Henri Aboulker — du complot qui, en novembre 1942, renversa en Algérie le régime de Vichy pour permettre aux Alliés de débarquer à Sidi-Ferruch, et de nous sauver de la déportation).

Eh bien, c’est par Charles Aboulker qu’on accédait au marché de Chartres. Là s’ouvraient les sept merveilles de la brocante, ou, pour mieux dire, la caverne d’Ali-Baba.

C’est là que j’achetais mes disques, de vieux soixante-dix- huit tours qu’il fallait écouter sur cet ancien appareil à tête et aiguille qu’on appelait le phonographe. Je sais que j’avais acquis là de précieuses gravures :  un enregistrement historique de Caruso, des interprétations de Paderewski, une Tosca de Giuseppe Lugo, Samson et Dalila chanté par Hélène Bouvier et José Luccioni, qui venait d’interpréter à l’Opéra de chez nous un mémorable Othello, bon, je ne vais pas tous les énumérer.

D’autant qu’ils sont restés – voix envolées ? – dans ma bibliothèque oubliée sur la véranda du Foyer des Gueules cassées  !  Mais  c’était  en  professionnel  que  j’acquérais  ces  "documents" sonores, car, voyez-vous, en ce temps-là j'exerçais à l’Opéra, puisque, comme  je l’ai dit, je me voulais acteur etartiste.

J’avais été contacté – engagé ? – par Sylvain, qui était manutentionnaire  aux établissements Zabulon Sebban − car le rabbin était aussi négociant et dont papa, retraité des Chemins de Fer Algériens, assurait la comptabilité — et arrondissait ses fins de mois en assumant à l’Opéra la charge de chef des figurants.

Sylvain, dont la célébrité reconnue sur place venait de certaines initiatives, comme d’avoir fait monter sur scène, au 4ème acte de Carmen, un de ces bourriquots qui promenaient les enfants au square Bresson, en face du Théâtre Municipal, me fit donc l’honneur de me proposer de « figurer » sur scène quand l’horaire de mes études me le permettait : deux ans durant je fus figurant du jeudi et du dimanche, passant d’un chulo de corrida dans Carmen à un peloton d’exécution (réduit à deux seuls fantassins le jeudi) fusillant Mario Cavaradossi au dernier acte de La Tosca, dresssant les tables au cabaret tsigane de Princesse Czardas, ou donnant le bras aux danseuses venues égayer le salon de Manon.

Ah ! les danseuses, que n’ai-je eu la tête chavirée par elles – plus que par Yvette Chauviré dans La mort du cygne −, chantonnant comme dans l’opérette de Francis Lopez : "Ça fait tourner la tête, mieux que tous les fandangos"… Que de rêves envolés ! Et de plaisirs ravis!

Car toutes mes richesse sont restées là-bas, les disques, les images, les effluves. Et, bien sûr, adieu aux Vraies Richesses, la stupéfiante librairie, rue Charras, des frères Charlot, dont l’aîné serait l’éditeur d’Albert Camus, de Lorca et d’Henri Bosco, et où, toutes mes années d’études, j’allais emprunter mes bouquins.

Jusqu’à ce 5 juillet 1962, où tout s’écroula, où chacun gagna la mer, et les nefs salvatrices. Chacun avec juste un petit bagage. On se rappellera ce slogan de survie : « la valise ou le cercueil ». Et donc, par bonheur, pour presque tous, ce fut la valise.

À quoi bon énumérer nos pertes? le piano où je « massacrais » les mazurkas de Chopin, le violon avec lequel papa animait le bal dans ce temps si lointain du jeune couple à Berkane (au Maroc), les tableaux et les cartes que j’épinglais aux murs, la psyché où maman chaque matin contemplait sa beauté ("ma maman est la plus belle de toutes les mamans",  je le proclamais dans la cour de l’école communale), tous les ouvrages qui ne tenaient plus dans la malle, mon phonographe avec ses aiguilles de rechange,  la bibliothèque aux nombreux dictionnaires, et l’encyclopédie Quillet, qui fondèrent mon savoir, toute cette littérature française à jamais prisonnière des sables…

En vérité, rien ne résiste au temps… sauf la mémoire.

C’est pourquoi je me suis mis à écrire, et en premier lieu cette vision hallucinée du naufrage publiée au sortir de la guerre, puis je n’ai cessé d’écrire, avec Alger sur les arrières et tous ses fantômes, et ce Vertige des étreintes que Maurice Nadeau vient de publier, car, dans ma fuite ou ma délivrance, tête molle ou roseau pensant, j’ai écrit pour me sauver.

Pour en savoir plus 

LE VERTIGE DES ETREINTES d'ALBERT BENSOUSSAN