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Extrait de l'ouvrage

Pour la première fois, Yom Kippour fut célébré ailleurs que dans la casbah qui était de moins en moins judéo-arabe.

Seules les vieilles personnes, trop attachées à leur quartier, demeuraient dans leur espace familier qui se résumait au marché Randon et à leur voisinage. On dit souvent que l’habitude est une seconde nature et lorsque les "transfuges de la casbah" les Durand, les Timsit, les Mamane, les Zenouda et les Bacri, entrèrent, pour la première fois, dans la synagogue Samuel Lebar rue de Dijon à Bab El Oued, ils pensèrent à leurs sièges inoccupés du Temple de la place du grand rabbin Abraham Bloch.

Leur cœur saigna, alors, en évoquant ce qui ressemblait à une désertion des juifs dans cette casbah où, depuis tant d’années, ils avaient planté leurs racines. Un abandon, synonyme de survie face à l’incompréhensible procès dont ils furent victimes de la part d’une organisation terroriste étrangère à la casbah, qui espérait se faire un nom sur leur dos.

Car les Durand étaient persuadés que la menace aurait été mise à exécution s’ils n’avaient tenu aucun compte de l’avertissement amical de Slimane Mokrani.

Le temple Samuel Lebar se situait rue de Dijon, dans le quartier des Italiens, là même où le Dey d’Alger possédait ses écuries et, où plus tard, la France installa une ligne de transport qui parcourait les environs d’Alger de village en village pour le courrier et plus rarement pour les voyageurs. C’était l’époque héroïque des Messageries, nom qui désignait encore, de nos jours, le quartier des Italiens.

La rue de Dijon, toute en longueur, débouchait sur l’avenue Malakoff qui longeait l’enjôleuse et lumineuse Méditerranée. Cette artère qui, d’ordinaire, était une rue besogneuse, ressemblait à la rue Marengo avec en plus, une effervescence bruyante des rues napolitaines qui n’existait pas dans la casbah.

La synagogue, trop petite en ces jours de fête, débordait de toutes parts avec une jeunesse avide de profiter de cette journée où la religion interdisait aux enfants de se rendre en classe. Aussi, les alentours se remplissaient de garçons et filles habillés sur leur trente et un pendant que les adultes priaient et louaient l’Eternel, courbés sur le passé d’un peuple millénaire, le taleth blanc à bandes noires sur les épaules et la kippa sur la tête.

Le recueillement comme la ferveur en ce jour de Grand Pardon au Temple de la rue de Dijon étaient identiques que dans le Temple de la rue Randon comme aux synagogues de la rue Sainte, de la rue Suffren, de la rue Scipion ou de tout autre lieu de prière.

Même piété entrecoupée de cris d’enfants, mêmes chuchotements amplifiés au fur et à mesure que l’heure avançait, même jeunesse rigolarde aux abords de la synagogue. La différence avec le Temple de la casbah se situait au niveau de la présence des épouses et des mères de famille qui arrivèrent sur le coup de seize heures. 

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La casbah s’éloignait et s’éloignerait chaque jour davantage de la mémoire des enfants Durand mais les adultes collaient chaque mot à leur langage judéo-arabe, par instinct de conservation, sans doute, mais également par réaction à la démarche naturelle qui voulait que les juifs de la casbah se devaient de rejeter les haillons des anciennes traditions judéo-orientales. Et cela, les Durand ne voulaient, sous aucun prétexte, à l’instar des autorités rabbiniques d’Algérie qui refusèrent, jadis, la tutelle de l’Alliance Juive de France, changer quoi que ce soit à leur façon de vivre imitée en cela par l’ancienne communauté de la casbah d’Alger.

La famille Durand comprenait bien que rien n’arrêterait le train de la modernité auprès des enfants de Bab El Oued de quelque religion que ce soit. Rose, l’épouse de Léon, mesurait la dose de complaisance qu’il fallait déployer devant le destin, elle qui avait donné ses fils à la dame en noir qui parcourt les campagnes et les villes une faux à la main. Alors, elle pensait, du fin fond de son désespoir, que rien n’était plus important que la vie. Qu’importe où et comment elle se déroule, pourvu qu’elle fasse un sort au divin désespoir qui inventa la mort un jour sans soleil. Oui, que lui importait les désirs et les mensonges, les erreurs et les enchantements, les complaisances et les renoncements !

Le shoffar du rabbin du Temple Samuel Lebar avait la même sonorité rugueuse que celui du rabbin de la synagogue de la casbah. Il avait le même pouvoir de séduction sur les juifs qu’ils soient de Bab El Oued ou d’ailleurs. Et la jeunesse se rua dans les rues des messageries, de l’avenue de la Bouzaréah ou de la rue Rochambeau pour regagner leur domicile après le rituel lancer de dragées dans la rue de Dijon au grand bonheur des "chitanes" du quartier. Les "Akobin l’année prochaine" ressemblaient comme deux gouttes d’eau aux vœux formulés dans l’Algérie juive toute entière.

En remontant l’avenue de la Bouzaréah pratiquement déserte et dans une quasi obscurité, Richard se dit, qu’ici comme dans la casbah, le jour du grand pardon était respecté et bien respecté. Les femmes, postées au balcon se renseignaient auprès de la jeunesse qui remontait de la synagogue, bras dessus bras dessous, si le jeûne était terminé.

Dès lors, les lumières s’allumaient et un feu de joie faisait boule de neige jusqu’au quartier Guillemin, l’avenue de la Marne et le lycée Bugeaud, frontière fictive de Bab El Oued.

Au delà, c’était les quartiers de la basse casbah jusqu’au square Bresson, puis la ville cossue d’Alger. D’ailleurs, lorsque les gens de la Cantère, autre nom donné à la basséta et donc à Bab El Oued, allaient au delà du square Bresson, ils disaient : « On monte en ville ! »