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Par le Professeur Albert BENSOUSSAN

De tous les livres rassemblés dans le tome Ketouvim des écritures saintes du judaïsme – le Tanakh, réunissant : Torah, Nevihim (Prophètes) et Ketouvim (Écrits), le traité appelé Qohélet est celui qui a le plus marqué les générations et la pensée occidentale.

Qui ne connaît, qui n’a scandé :
"Il faut un temps pour vivre et un temps pour mourir", "il faut un temps pour rire et un temps pour pleurer", etc… ?

 Qui ne connaît "Poussière tu es et tu retourneras à la poussière" ?
Qui ne connaît enfin "Vanité des vanités, tout est vanité ?"

On a beaucoup glosé sur ce livre énigmatique, où l’on a vu, souvent, l’expression d’un stoïcisme hébraïque, voire d’un nihilisme et d’un Dieu absent. La terminologie hébraïque et cabalistique préfèrera parler d’un Dieu sans limite, Ein-Sof, et donc inaccessible. Dieu n’a pas de visage, n’a pas de présence ni de corps. Il est parole qui s’adresse à Abraham et à Moïse – ce dernier n’accédant à la vision de la divinité, dit le texte, que de dos, bien que le prophète lui ait parlé face-à-face – panim ‘al panim.

Dans l’hébraïsme Dieu se matérialise par le souffle et le feu. La fameuse colonne de fumée accompagnant l’errance des Hébreux au Sinaï après la sortie d’Égypte.

Quant à la Création, c’est-à-dire notre univers, dans  Qohélet, elle se caractérise par le vent, l’inanité et l’illusion (c’est ce dernier mot qui est privilégié dans la dernière traduction de ce livre, celle de Jean-Jacques Wahl[1]). Il existe des centaines de traduction de ce livre qui apparaît, de loin, comme le plus prisé et privilégié de toutes les écritures saintes. Le monde chrétien, à partir de Saint-Jérôme, va entendre vanitas vanitatum omnia vanitas, « vanité des vanités, tout est vanité ». Penchons-nous, donc, sur ce vain, ce souffle, ce vent, cette illusion, cette inanité…

Le premier verset signe ce livre : "Paroles de Qohélet, fils de David, roi à Jérusalem", mais le signe en apparence, à moins de penser que l’auteur en serait Salomon, le roi qui a bâti le Temple et qui est fils de David. Mais nous savons, par l’histoire des écrits, que le scribe toujours anonyme avait coutume d’attribuer au Grand, au Roi, la paternité de son écrit, ainsi en va-t-il du Cantique des cantiques et donc de L’Ecclésiaste. Mais qu’importe l’auteur, seul le contenu nous intéresse, et s’il est vrai que dans celui-là, chant d’amour et sommet lyrique de la poésie hébraïque la paternité de David, musicien et harpiste, va de soi, dans ce livre-ci, qui se veut tout de sagesse, l’attribution à Salomon, roi à la sagesse légendaire, est fort naturelle.

Le Sage, avec une majuscule et en majesté, ouvre la bouche et déclare, abruptement, car nous recevons sa phrase comme une claque, comme un coup de poing : Havel havalim hakol havel. Mais ces métaphores sont mal trouvées, à moins de parler ici de vent qui claque au visage, car cette phrase, qui sera répétée en permanence au long du livre, parcouru comme par un souffle de vent constant, est un ensemble éminemment poétique – je veux dire savamment forgé dans l’agencement des consonnes et des voyelles – qui joue sur la vibration du « v » et l’aspiration du « h » : 3 « v », 4 « h », noyés dans 4  « l » liquides. Et juste un mur pour retenir le vent sans quoi on ne le percevrait pas, c’est le «k » – occlusive sourde –  de hakol, cet hakol qui surgit au milieu, abrupt et rude, autant qu’un mur – kotel – où frapper son front.

On notera pour finir, et sans trop de pédanterie, que la tonalité en "a", cet "a" répété cinq fois, impose une nécessaire horizontalité, qui est précisément la surface du vent, du vent qui souffle sur la face de la terre. Il y a là comme un écho de cet avant la Création exprimé aux premières lignes de Berechit par le fameux "tohu-bohu" – tohou va bohou -. Le vain, le vent est donc la tonalité initiale et permanente  de Qohélet. Et à l’arrivée, nous trouvons un puits…

Le puits. Le puits d’encre où je plonge encore… "Avant que lâche le fil d’argent, que la coupe d’or se brise, que la jarre se casse à la fontaine, que la poulie se rompe au puits et que la poussière retourne à la terre comme elle en est venue", ainsi traduit, oui, avant que nos yeux se ferment, sachons voir clairement le bout du chemin, et son initiale. "Havel havalim hakol havel", quelle que soit la façon de le traduire – "vanité des vanités"», "futilité des futilités", "fumée des fumées"… – renvoie clairement au premier homme, ou plutôt au troisième.

Adam est de terre et porte la Création, son premier-né, Caïn, est de pierre, avec laquelle il frappe son frère pour le tuer, et Abel, le cadet, Havel en hébreu, est toute évanescence. Il n’est rien, il naît, grandit, fait paître son troupeau, offre une brebis au Très-Haut, qui agrée son offrande,  son frère en est jaloux, lui qui ne sait offrir que quelques fruits de la terre : alors, il le tue. Meurtre primordial : la terre crie de ce sang répandu. La terre n’a cessé de pleurer pour tout ce qu’elle produit et meurt et s’en retourne à la terre. Oui, nous dit Qohélet – celui qui parle et clame et crie dans le désert -, nous ne sommes que poussière et retournons à la poussière. Comme Abel. Tout est Abel – havel. Tout est promis à la mort. Tout fait retour à la terre. Telle est la morale de Qohélet.

Qui dit cela ? Dans la fiction de ce texte, c’est le plus grand des hommes du moment, le fils de David, le roi de Jérusalem, oui, c’est Salomon, répétons-le, le bâtisseur du Temple, le plus Sage d’entre tous. D’un long regard il a embrassé tout l’espace – celui d’une vie et de toutes les vies – et le temps – celui du temps qui passe et de tous les temps -, il s’appuie sur son sceptre d’or, il en contemple le vain éclat, il regarde sa lignée, immense, toutes ces femmes et sa riche progéniture, et puis ses palais, et le Temple, et la grandeur des pierres, et voilà : de tout cela, dit-il, il ne restera rien, car avec Sa Création, le Très-Haut a créé Abel – Havel -, le premier homme qui meurt tout de suite (alors qu’Adam vivra près d’un millénaire… mais en pure perte).

Tout n’est que poussière. Et tout est vanité. Ce mot – havel – est répété constamment au long de ce bref traité que nous connaissons aussi sous le nom d’Ecclésiaste. Parce que travail de clerc et prêche de prédicateur. Infinis sont les commentaires et gloses accumulés sur cet opuscule – au point de l’offusquer, d’en ternir l’éclat, immédiat et simple. Il suffit de dire, de répéter, de marteler havel en soulignant qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil – formule copieusement répétée aussi. L’espace et le temps sont immuables. Nous seuls passons et changeons. Enfin, sans changer, puisque notre destin de fils d’Adam, et donc de la terre, est de rejoindre notre Créateur,  et Adam, en retournant à la terre, en son sein. On connaît le point de vue de la science – et de Lavoisier – : "Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme". La chose est rassurante pour qui a l’espoir de survie chevillé au corps depuis des millénaires.

Les premiers hommes à inventer un culte ont commencé par enterrer leurs morts. Auparavant, voici plus de trente millénaires, les hommes vivaient comme des bêtes – mais quelle différence, nous dit Qohélet ? Hommes et bêtes connaissent pareillement un même destin : poussière ! – ; et puis ces premiers hommes se sont redressés, ils ont pris de la stature et de la hauteur, assez pour se pencher sur le corps de celui qui venait de mourir et creuser la terre afin de lui donner un lit de sommeil éternel. L’homme, pour la première fois dans l’histoire (finie, infinie ?) de l’humanité, a compris qu’il était un être minéral, une créature de glaise, un Golem au dire des Cabalistes, une motte, un rien du grand Tout, une poussière. Et il a découvert, du même coup, le regard du Créateur dont l’œil solaire brûlait sa peau. Dieu est feu et l’homme est terre (malicieusement, on dira que la femme aussi est feu – esh / isha –, il est vrai qu’elle est porteuse de création, à sa petite échelle).

Sauf qu’il ne le sait pas, qu’il ne le sait plus. Il s’est dressé – homo erectus -, il se croit grand, il se prend même pour rival de Dieu – il Le conçoit à son image -, il va jusqu’à bâtir une tour de Babel, une ziggourat,  et à défier le Ciel. Alors de tout là-haut, depuis sa splendeur de monarque absolu, Salomon – quel que soit le nom de Qohélet – nous dit qu’il va mourir, que nous allons tous mourir, mais que c’est un destin commun, celui des hommes, des bêtes et des choses : hakol havel tout est évanescence, tout est nature d’Abel. Et cela aussi est bon, car obéissant à l’ordre naturel.

On dit que la vieillesse, le plus souvent, conduit à l’indifférence. Et l’on a tendance à croire que ce repli, ce reflux d’énergie, de force, de projet, est défaut sénile, sans voir que c’est attitude de sagesse. Le sage est celui qui ne s’étonne de rien, que ne l’a-t-on dit (à l’inverse d’André Gide, ce miroir de lui-même, qui pensait le contraire) ! Le sage est celui qui, en fin de compte ou en bout de course, admet la vanité des jours écoulés, l’inanité de l’accumulation de biens qui fait notre quotidien, ce que l’on a justement appelé "la part maudite" (cette « énergie excédante » dont parle Georges Bataille). Et son regard nous dit, à nous qui luttons encore – struggle for life -, qui vivons d’espoir et d’avenir, nous qui nous battons pour un lopin de terre, ou pour rentrer d’inutiles objets au logis, que tout cela ne mène à rien, ou plutôt à tout, c’est-à-dire au néant de la terre, au trou noir, à la fosse. Pourtant, en fin de livre, le scribe a cru bon, après cette grande lessive des espoirs et cet assaut de vanités, de nous dicter un mode de conduite : "Crains Dieu et observe ses commandements : car c’est là tout l’homme", et pour le cas où l’on n’entendrait pas la logique de ce discours, Qohélet le répète. C’est la fin du livre.

Mais nous revoilà au commencement, parce que cet ouvrage est livre de sable : lorsqu’on en a tourné la dernière page, on se retrouve tout au début.

De même que la Torah, au jour de Sim’hat Torah, qui redémarre sitôt achevée sa lecture, si bien qu’Israël, son dernier mot, s’enclenche tout aussitôt sur Berechit Bara.

Le dernier est le premier, et vice versa.
Éternel recommencement : "Tous les fleuves vont à la mer et la mer n’en est pas remplie" – monde illusoire, monde qui obéit à une logique qui n’est pas la nôtre, que nous ne pouvons percevoir – :
"Ce qui a été c’est ce qui sera ; ce qui s’est fait, c’est ce qui se fera : il n’y a rien de nouveau sous le soleil !"…

Et Qohélet de lâcher sa leçon ou son testament : "J’ai vu toutes les œuvres qui sont accomplies sous le soleil : eh bien ! Tout est vanité et pâture du vent" – Hakol havel our’out roua’h. Alors oui, nous pouvons dire que nous sommes bien dans le domaine de havel havalim.

Et tant que la poulie grincera au-dessus de la margelle du puits, gardons assez les yeux ouverts et le regard lucide pour entendre la voix tonnante du prédicateur : nus nous sommes nés et repartirons nus, tout le reste n’est que vent de paroles.

La parole, il n’y a que cela de vrai. Davar, ce rien, ce tout. Tout est dans la parole, que l’on entend tonner au premier jour de Berechit, mais davar signifie aussi rien (Choum davar, en hébreu, signifie « rien du tout »), et davar se retrouve dans le vocable midbar, le désert. De là vient l’expression « prêcher dans le désert », puisque parole et aridité des sables se confondent. Et donc ce rien est tout.

Si on lit Qohélet comme un traité de sagesse, et c’est bien ce qu’il est – à l’instar, disons, du Manuel d’Épictète ou des Pensées de Marc-Aurèle, maîtres du stoïcisme -, on n’oubliera pas qu’il est avant tout ouvrage de parole, et l’on se laissera bercer, séduire, transporter, ravir par l’immense poésie du verbe, véhicule de la sagesse.

La poésie est partout dans Qohélet, et tiens, on y trouve même un alexandrin parfait pour exprimer un étonnant proverbe : "mieux vaut chien vivant que lion mort" (l’espagnol dirait, semblablement "mejor ser cabeza de ratón que cola de león"), que le scribe écrit en deux hémistiches balancés de six vers chacun : lekhelev ‘haï hou tov / min haaryé hamet.

Nous terminerons alors par notre première phrase, qui dit la fin de la vie, la fin du monde – notre petit monde fini : ‘ad asher lo yera’heq ‘hevel hakessef vetarouts goulat hazahav vetishaver kad ‘al hamabou’a venarots hagalgal el habor, qu’André Chouraqui traduit  ainsi : "jusqu’à ce que se rompe la corde d’argent / que la sphère d’or se fracasse / la cruche se brise sur la cascade".

Et nous signalerons l’incroyable ponctuation des mots tous oxytons, c’est-à-dire portant l’accent sur la dernière syllabe, ce qui donne au tercet comme un martèlement, une clôture de discours et de voix : tout s’arrête sur cette "roue" » si sonore avec la répétition de "gal" : hagalgal, et sur ce habor, que Chouraqui colore de l’expressif "cascade", et qui signifie "le puits" (et aussi la fosse, et même la tombe), comme un balbutiement, un bredouillement, un prélude au dernier soupir et à l’achèvement au fond de ce puits d’encre – bor, avec cet « o » rond comme un trou – qui est la voix enfouie, la bouche ouverte du mort, la plongée au néant.

La leçon est rude, car elle prône le dénuement et le désabusement. C’est un sage chargé d’ans qui a écrit ce texte, quelqu’un qui a vécu, qui a joui de la vie, et des merveilles du monde, mais qui nous met en garde : rien n’est à demeure, tout n’est qu’illusion, et la vie est un songe. Un songe qui peut être beau et merveilleux, mais qui est affecté d’une tare originelle : la durée limitée, la brièveté. L’homme s’inscrit dans le temps, pas dans l’espace qui est le lieu de la matière et des quatre éléments – l’air, le feu, la terre et l’eau -, l’homme est un havel, c’est là toute la leçon.

Et si l’on n’a pas compris, ce Monarque supposé, ce Grand entre les grands, insiste et martèle, en détaillant le programme des vanités : "J’entrepris de grandes choses, je me suis bâti des maisons, je me suis planté des vignes, je me suis fait des jardins et des vergers… je me suis fait des piscines… J’ai acquis des esclaves et des servantes… j’ai amassé pour moi de l’argent et de l’or… je me suis procuré des chanteurs et des chanteuses… Rien de ce que mes yeux désiraient je ne leur ai refusé : je n’ai privé mon cœur d’aucune joie", et soudain tombe le couperet du jugement désabusé – ce que l’on appelle sagesse : "Mais quand je me suis mis à considérer toutes les œuvres accomplies par mes mains et toute la peine que je m’étais donnée pour agir, j’ai constaté que tout était vanité et pâture du vent – hakol havel our’ouat roua’h – et qu’il n’est point d’avantage durable sous le soleil – ta’hat hachemesh."

Et si l’on n’a pas compris que l’homme n’est que contingence, inscrit dans la vanité du sablier, soumis à la durée du temps et à l’éphémère, alors le Prédicateur- autre traduction possible de Qohélet – va nous le marteler, dans cette péroraison aussi connue qu’admirable, et tant de fois citée :

"Il est un temps pour naître et un temps pour mourir, un temps pour planter et un temps pour déraciner…, un temps pour tuer et un temps pour guérir, un temps pour démolir et un temps pour bâtir ; un temps pour pleurer et un temps pour rire ; un temps pour se lamenter et un temps pour danser… un temps pour la guerre et un temps pour la paix…, un temps pour se taire et un temps pour parler… "

Le temps, par définition, est compté et, donc, cette parole doit s’interrompre, car "Dieu a fixé un temps pour chaque chose". Et chaque chose, chaque être, et cette parole, cette encre qui sort de l’encrier ou se projette sur l’écran de l’ordinateur, n’est que "pâture du vent". Telle est la sagesse de ce traité exemplaire, la leçon hébraïque, cette éthique du renoncement et du stoïcisme. Avec ce beau retournement final à l’adresse du scribe, comme s’il se donnait à lui-même une leçon de modestie : "Prends garde, mon fils, faire beaucoup de livres, cela n’a pas de fin, car à vouloir tout mettre par écrit, commente astucieusement Rachi, nous ne finirions jamais". Même l’écriture est vaine, parce que limitée, contingente autant que celui qui la trace et qui parle.

On comprend par là-même la concision de ce traité de Qohélet, l’un des plus courts de tous les écrits – Ketouvim.

Une note personnelle et rassurante pour finir : mon oncle était laveur de morts – hébri, disait-on. Lorsque sa sœur, ma mère est morte et qu’on a suivi son corps jusqu’à la fosse, Samuel, mon oncle, qui avait déjà plus de quatre-vingt-dix ans et une très longue barbe blanche, a pris la tête du cortège, et là, se tournant vers moi, qui pleurais tant, il a clamé et répété plusieurs fois : « il ne faut pas pleurer, mon fils, la mort, elle est belle ! » C’est comme ça qu’il disait. Oui la mort est belle lorsqu’elle vient à son heure et au terme d’une existence accomplie.

C’est bien cela la leçon de Qohélet, l’acceptation d’un destin.

La jubilation d’être homme ou humain, d’être un Adam en ayant à l’esprit que ce mot signifie terre – adama –, c’est-à-dire poussière, autant dire éternité.

Albert Bensoussan

[1] Illusion des Illusions, Desclée de Brouwer, 2011.