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Ephraïm Enkaoua

Mon grand-oncle maternel, Ephraïm Enkaoua, né le 1er avril 1890 à Oran, fut enrôlé au 2e régiment de marche d’Afrique qui partait pour les Dardanelles lors de la Première Guerre mondiale.

Il est "Mort pour la France" le 3 novembre 1915 à Cafali (Serbie).

Avant de mourir, il avait adressé son dernier cri d'amour et d'adieu à sa mère Simhra. Depuis, elle serrait contre son cœur une lettre de papier et de larmes mille fois séchées, mille fois mouillées.

 

Quand elle comprit que son fils Éphraïm ne reviendrait pas, Simhra refusa définitivement de parler français. 

L'enfant chéri avait écrit :

Chère Mère,

Demain au combat, je ne me défendrai pas. Je ne tirerai pas. Lors des corps à corps annoncés, je ne sortirai pas ma baïonnette. Je n'ai rien contre les Turcs.

La loi de Dieu me semble plus forte que celle des hommes, je ne tuerai pas : c'est décidé, je partirai en paix.

Ton fils Éphraïm

Un quiproquo de l'histoire avait conduit là Éphraïm Enkaoua, sans qu'il sache pourquoi.

En écrivant cette lettre, il avait pensé à la maison qu'il n'aurait pas dû quitter, à l'air marin et au ciel bleu d'Oran, à l'uniforme blanc de musicien qu'il portait aux parades de la fanfare, à une jeune femme aux yeux tristes, et à l'animation d'une maison où il avait été élevé au milieu de ses frères et de sa sœur.

Il n'irait plus à la fontaine du Ravin Raz el Aïn où si souvent il avait rencontré les habitants du quartier venus remplir leurs bidons d'eau douce.

Il n'irait plus chez Léo tout près du "Dépôt des Isolés" où le Commandement regroupait les militaires avant de les envoyer au front. Sa mère ne lui parlerait plus des temps anciens où la colline n'était que broussailles avant de devenir cet immense jardin qui surplombait la mer et le port, avant l'on en fasse ce petit paradis nommé : "Promenade de Létang".

Plus jamais il ne s'y promènerait en famille. Enfant il y avait tant joué qu'il en connaissait chaque recoin, chaque escalier, chaque coin de verdure, chaque arbre.

Il s'était souvenu à cet instant de l'odeur des plantes exotiques.

Plus jamais il n'arpenterait son vieux quartier, ses rires, sa bonne humeur et ses bruits familiers. Le temps des parties de cache-cache avec ses frères était fini, il n'irait plus jamais dans cette autre partie du jardin que les ingénieurs français avaient gagnée sur la mer et que l'on nommait "Le petit Vichy".

Plus jamais, ses rêves avec Rosa ne parcourraient à nouveau l'ombrage. Il ne serait pas là quand sa sœur enfanterait, ni quand son beau-frère Émile reviendrait de la guerre.

Seule, contre le cœur de sa mère, cette lettre écrite dans une calligraphie appliquée. Seul, ce carré de cris et de pleurs, linceul inorganique, et la lettre du Ministère des Armées qui, à son tour, affirmait qu'Éphraïm-Alfred Enkaoua était porté disparu.

Pour cette mère, ces deux lettres, à jamais inacceptables, avaient changé les couleurs du monde.

Tout désormais serait noir, son chemin ne serait plus qu'une traversée du deuil. Elle ne pouvait s'empêcher de parler à son enfant, lui répétant : "tu aurais dû vivre, pour nous, pour moi, pour les tiens". Depuis, Simhra avait maudit cette France qui prenait les enfants et les envoyait mourir sur des terres inconnues. Depuis, le bonheur de sa fille Djohar, celui de sa fille et d'Émile son beau fils, lui semblaient lointains. Seuls le silence et les larmes l'habitaient.

Si Churchill n'avait pas décidé du sort des Nations, si la France n'avait pas pris son fils, ces jours d'avant naissance auraient pu être de jours de fêtes et de préparations animées, on aurait pu chanter autour d'un trousseau d'enfant.

Pour en savoir plus

http://www.morial.fr/index.php/18-actualites/707-juliette-une-enfance-a-oran-1917-1942-20-siecles-de-solitude-de-jean-michel-enkaoua-sananes