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Par Albert Bensoussan
Pour Déborah et soulager la peur

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Ces jours-ci où nous sommes reclus, confinés dans l’angoisse, cernés d’anxiété, écoutant la radio égrener ceux qui sont partis, ceux qui sont atteints, ceux qui peinent à respirer, le ciel nous envoie un soleil resplendissant, et nous voilà sortant de l’ombre et de ses chimères, admirant la beauté des choses et ravivant l’espoir.

Aux temps d’angoisse, tandis que les stukas allemands piquaient sur Alger pour lâcher leurs bombes, papa montait sur la terrasse, ouvrait son Téhilim qu’éclairaient les tirs incessants de la DCA des Alliés, et récitait les psaumes.

À la fin de l’alerte, il regagnait l’appartement tandis que nous remontions, maman, mes sœurs et moi, de la cave, et la nuit des angoisses s’ouvrait à la paix.

J’ai toujours avec moi le Téhilim de mon père, ce petit livre qui remonte au temps de la guerre de quarante, et je l’ouvre à cette heure devant moi, à mon balcon, en plein soleil, alors que ma porte est close et que nous sommes enfermés. Prisonniers. Pris aux rets. Et quêtant la délivrance.

Le livre des psaumes s’est ouvert par hasard et je lis le psaume 19, ce Mizmor leDavid qui, par quelque coïncidence étonnante, s’inscrit dans le moment présent, parle et dit quelque chose qui a valeur d’éternité.

Les versets m’obligent à lever les yeux, vision de l’infini bleu : hachamaïm messaperim, le ciel raconte, il raconte la gloire de Dieu, que le psalmiste nomme EL.

Et EL nous apparaît dans le firmament, ce raquiya ouvert comme un éventail. Il nous est donné de nous émerveiller : le jour parle au jour et la nuit nous incite à la sagesse, qui est la connaissance, le da’at, car s’il est un temps pour entendre et voir, il est un temps pour réfléchir.

Notre religion est une parole, que l’homme perçoit afin de la penser, la peser et accéder au savoir. David me demande de contempler le ciel, d’écouter ce qu’il nous dit, car la lumière est toujours un message qui, dans la nuit cérébrale, pour peu que je l’aie perçu, fera de moi un sage. Et ce que nous dit ici le texte c’est que la parole est jaillissante : yabia’ omer, avec une racine verbale qui dit le bouillonnement.

La Création du monde, depuis le premier jour — Berechit bara est effervescence, c’est pourquoi l’univers est en perpétuel mouvement. Malgré son immobilité apparente, ce qu’a fort bien perçu le poète Paul Valéry qui, dans son Cimetière marin, évoque cette flèche de Zénon "qui vibre, vole et qui ne vole pas", ou campe "Achille immobile à grands pas". Tout bouge mais nous ne le voyons pas.

Cette source jaillissante qu’est la voix de Dieu est indicible : pas de mots, pas de paroles : ein omer ve ein devarim, ce que nous entendons alors c’est la beauté du ciel, son harmonie silencieuse, ce qu’André Chouraqui, cet immense traducteur et exégète, appelle "le concert de louanges", car la nature applaudit à sa beauté. Et donc, si nous ouvrons les yeux sur ce ciel lumineux, nous sommes sommés de nous émerveiller. Là, le soleil, inscrit dans la courbe du firmament, est installé dans une tente — ohel, dit le texte —, autrement dit dans la permanence, si l’on sait que pour ce peuple nomade des Hébreux, les tentes étaient représentatives d’une relative sédentarité — "que belles sont tes tentes, Jacob, tes demeures, Israël !", ma tobou ohalekha Yaacov… —, et voilà que nous sommes rassurés : le chemesh, le soleil, parce qu’il est à demeure, est notre garantie de survie.

Bien avant Albert Camus célébrant les Noces de la Création — "les dieux parlent dans le soleil", disait-il —, le psalmiste évoque le soleil comme un nouveau marié sortant de la chambre nuptiale — ke-‘hatane yotsé me’houpato —, et n’est-ce pas l’image la plus sublime pour dessiner le parcours du soleil dans le ciel ?

Chaque jour, n’est-ce pas, est promesse d’amour, comme il est chaleur et vie, douceur et réconfort. Oui, nous dit David pour nous rassurer, "rien n’échappe à sa chaleur" ve-ein nistar me’hamato. Or ce monde n’est pas extérieur, il est et doit être en nous, et son nom est Torah qui est lumière : Torah or, dit Rachi. Et donc David, qui vient de parcourir le firmament et d’en énumérer les vertus, en délivre le message :

La Torah de H’ est parfaite (temimah)

Elle réconforte l’âme(mechibat nefesh)

La loi de H’ est authentique (neemanah)

Elle rend sage le simple d’esprit (ma’hkimat peti)

Les décrets de H’  sont en droite ligne (yecharim)

Ils réjouissent le cœur (messam’hé lev)

Les commandements (mitsvat)de H’ sont lumineux

Ils éclairent les yeux (meirat ‘eynayim).

Telle est la vision — la prière — de David face au spectacle éblouissant du ciel. Telle est ma vision sur ce clair balcon d’une demeure cadenassée. Cette chaleur, cette lumière du soleil, dit le psalmiste, descend sur nous comme des rayons de miel, midvash. Le miel, n’est-ce pas ? est la panacée (et comme je toussais ces jours-ci et j’en avais peur, le docteur me l’a bien dit : prenez du miel). Et le psaume en rajoute une couche : nofet tsoufim, suc des rayons de miel. Le ciel est melllifluent.

Face à la beauté, à la perfection, l’homme se sent misérable et faillible. Mais quel homme plus admirable que David, le bâtisseur de Sion, le fondateur de Jérusalem ! Et en même temps quel homme défectueux et coupable ! Celui qui est nommé père du Messie — machia‘h ben David — est un grand pécheur (sa faute précipitera dans la mort son premier né, fils de Bethsabée). Mais aussi un grand repentant : il connaît ses limites et sa faute, il sait qu’il n’est qu’une âme dans un corps fragile, un souffle divin confié à une enveloppe périssable. Et donc, là, sur mon balcon, face à l’harmonie céleste, tous mes manquements sont convoqués : les erreurs cheguiyot, les secrets nistarot et les fautes volontaires zedim qui sont — la racine du mot le prouve, zed, zadon — imputables à l’orgueil et à l’arrogance, tout cela contenu dans le grand péché mipesha’ rav, dont j’entends me laver.

Avec Son aide : hachokh ‘avdekha, préserve ton serviteur, s’écrie, implore David. Oui, le mot de la fin est ce verbe, si fort, ‘hachokh qui signifie refuser, contenir, écarter. C’est une formule de conjuration destinée à expulser la faute, la malédiction, la maladie, la pandémie.

Az eitam, conclut-il ensuite : alors je serai pur, je serai parfait dans mon intégrité d’être humain, ce que la Bible appelle ish tam, l’homme intègre. C’est pourquoi, à la fin de sa contemplation/méditation, le roi David use d’une formule qui est celle que nous avons retenue en clôture de la prière que l’on dit debout, la ‘amida :

Yiyou leratsone imre-phi veeguione libi lefanekha ashem tsouri vegoali

ainsi traduit par André Chouraqui !

Les dires de ma bouche seront agréés, le murmure de mon cœur, face à toi, ashem, mon roc, mon racheteur !

L’un des mots clé de notre foi est cette racine גאל, qui est le verbe sauver ou délivrer, gaol, véritable talisman en ces temps d’angoisse et de peur.

Mais cela, pour peu que nous ayons fait l’effort de croire en cette vertu curative, c’est pourquoi David, en plein milieu de la confession de ses fautes, recommande : bechomeram ‘eqev rav, que Rachi interprète ainsi : "j’ai pris soin de les observer (tes commandements) en raison (‘eqev) de l’immense (rav) bienfait que Tu réserves".

Et Rachi privilégie ce curieux terme de ‘eqev  qui désigne le talon, celui-là même d’Esaü que Jacob tenait en main dans sa nuit amniotique, ce pourquoi il fut appelé Yaacov, l’homme du talon, celui qui tient par le talon.

Et ce talon qu’il nous faut tenir, comme Jacob, pour sortir de la nuit, des ténèbres et de l’angoisse, c’est le talon du Messie. ‘eqev lechone sof, écrit Rachi : le talon parle de la fin, autrement dit évoque ou annonce la fin.

La fin des temps ? N’allons pas si vite. La Michna ne parle que des ‘iqvot Mechi’ha, les talons du Machia’h.

Et donc, accrochons-nous à l’espoir, à la tiqvah תקוה.

Albert Bensoussan

(Mars 2020)