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Bienvenue sur le site de l’association MORIAL

Notre objectif : sauvegarder et transmettre la mémoire culturelle et traditionnelle des Juifs d'Algérie. Vous pouvez nous adresser des témoignages vidéo et audio, des photos, des documents, des souvenirs, des récits, etc...  Notre adresse

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Tlemcen, le kiosque à musique au centre ville
Médéa : rue Gambetta (1945)
Alger : rue d'Isly (1930)
Une oasis à Ouargla (Territoire du Sud algérien)
La Grande Poste d'Alger (Photo J.P. Stora)
Square Bresson
Lycée E.-F. GAUTIER D'ALGER
Service Alger - Bouzareah
Alger : le marché de la place de Chartres
MEDEA - Le Café de la Bourse
Guyotville - La Plage

 

Par Albert Bensoussan

L'été 62 fut décisif. C'était à prendre ou à laisser.

- A prendre ses cliques et ses claques.

- A laisser pour compte.

En fait, c'était seulement à laisser. On l'avait tellement dit et répété, les derniers temps, ce slogan à la mode qu'on en avait la bouche écorchée. Alors « la valise ou le cercueil », on le murmurait la mort dans l'âme. Et chacun, dans le coin de sa maison encore un peu à lui, la bouclait sans mot dire. Et certains en maudissant celui qui, disaient-ils, avait tout fait pour les ruiner.

L'Algérie, il leur a « dôné », jurait avec l'accent de Bône (qui sera désormais Anaba) ce vieux cordonnier maltais, lui qui n'avait pas grand chose à perdre mais qui y tenait plus qu'à la prunelle de ses yeux gris, le général à la mords-moi-le, il leur a tout « dôné », et il achevait de trancher dans le cuir.

Cet été-là, on voyait maints commerçants tirer le rideau de fer en baissant les bras. Eh quoi, m'sieur Cassoba, vous aussi vous partez ? persiflaient les voisins. Eh quoi, madame Portella ? Et toi, Costa, que le fils il est à I'O.A.S. ? Et vous aussi, m'sieur Chicheportiche, vous partez ? Non, non, qué va, ils répondaient, on part (quitter le pays à cette heure c'était s'exposer au représailles des ultras), on part en vacances en métropole, les bras encombrés de valises et de multiples paquets ficelés, à croire qu'ils y avaient fourré presque toute leur boutique.

Et puis, lorsqu'on connut la date de l'indépendance, alors tous les bras, tous les masques tombèrent.

Ce fut la ruée vers les docks et, pour les fortunés, les mieux pistonnés, vers l'aérodrome de Maison-Blanche (qui s'appelle depuis Dar-el-Beida). Mme Baudouin, seule, veuve et vieille, s'accrochait à mes parents : « Je ne vous quitte pas, si vous partez je pars ». Qui le paquebot, qui l'avion, et ces pêcheurs dans leurs chalutiers ou sur de ridicules pasteras à fond plat, gagneraient, inch'Allah ! la côte d'Alicante où trente mille des nôtres repeupleraient la ville au pied de la colline espagnole.

Oui, ils sont partis, en fermant au verrou la porte de leur appartement, avec un dernier regard sur le buffet d'acajou acheté sur catalogue chez Lévitan, le lustre en cristal qui venait de chez Taourel, rue d'Isly, le piano livré par Paul Colin, rue Dumont-d'Urville, enfin rien que des belles pièces intransportables.

Ils ont soigneusement repoussé les persiennes, rapport au soleil qui brûle la tapisserie si on le laisse entrer, et baissé les stores de Vidal et Manégat, en pleine déconfiture, La Istor !

Ils ont mis la clé dans leur poche, on ne sait jamais, et ils sont partis avec le linge, les draps, la vaisselle et les photos de famille. Et nous avec la mézouza qu'on a décrochée de la porte d'entrée.

Ceux qui avaient des voitures les ont laissées sur le port, avec la clé de contact au tableau de bord, c'était à prendre tout de suite et à emporter. Mais Ahmed, le marchand de légumes, ou Chérif, qui est wattman aux C.F.R.A., leur disait : « Vous êtes mabouls ! pourquoi que vous partez ? — Allez, en avant fissa, qu'ils répondaient, on va pas discuter « asteure ! »

Nous l'avons tous connu, tous vu et vécu dans notre chair, cet homme languissant sur les docks, coincé entre ses valises, escomptant la fuite d'un bateau de la Compagnie Mixte ou de la Transat, voire un des beaux cargos de m'sieur Schiaffino, l'une des bonnes fortunes du pays naufragé.

Tournant le dos définitivement à la ville qu'explosions et taillades avaient habillée de sept ans de malheur. Et le soleil avait déjà fait un tour complet dans le ciel, immuablement indifférent à la prostration de l'homme qui sentait la douleur franchir le mur de ses entrailles et monter en larmes jusqu'à ses yeux, quand le charivari de l'embarquement le ravit à l'Histoire, lui faisant rejoindre le troupeau ahanant sur le quai. La tomate à l'horizon explosait dans sa tête, ruisselant de tous côtés sur son front hirsute de veille et de cendre.

« Maman, maman, je maudis le sang qui a coulé sur ma tête », se lamentait-il et il ajoutait en arabe « Ah'ladarbaba ! » que s'écroule la maison de mon père ! A son flanc, le vieux Maltais n'arrêtait pas de jurer : « Il leur a 'dôné', la mort de ses os, ce général à la mords-moi-le, il leur a tout dôné ! »

Et grimpe que je te grimpe sur la passerelle en ployant sous les valises et les ballots pleins à craquer de tout ce que la main du dernier quart d'heure avait pu rafler. Au loin, la bibliothèque de l'université allumait ses feux de décomposition. « Comme un vaisseau ancré sur la colline », telle la décrivait, lyrique, notre professeur importé de Métropole, ce frangaoui venu dispenser le verbe salvateur, telle la culture de France qui avait ici jeté l'ancre de 1830 à 1962.

Mais le destin des vaisseaux est toujours d'appareiller et de prendre le large. Et maintenant, le dernier bastion de la culture d'importation, qui avait tant séduit et tant rassemblé, ce n'était plus, dans l'incendie du couchant, que le vaisseau fantôme.

Et m'sieur Choukroun posa son lourd fardeau avec toute la vaisselle dans un coin de la cale, fragile et précieux. Pensez, il y avait même ce délicieux service à thé en porcelaine de Chine que toute famille parvenue se devait d'avoir à Alger, oh ! non pas pour s'en servir, mais comme ornement de salon.

H'bouba ! glapissait la grosse Cheltiel en s'écrasant contre lui dans la bousculade. Me cago la mar ! lançait en écho le boulanger Ferrer qui franchissait à son tour la coupée.

La famille Grosoli priait au pied du hublot, Aie Madonna ! les meilleures glaces de Bab-el-Oued et les cassates et l'inénarrable créponné au citron, tout a fondu au soleil.

Et grimpe que je te gnmpe, et pousse que je te pousse, et la ruée sur les chaises longues, quel campement, ma mère ! Quelle smala ! Pire que d'Abd-el-Kader, et cette fois le duc d'Aumale, répétait à l'infini le vieux Maltais, il leur a tout "dôné", ce falampo. La grande Zorra, naadine babek, sanglotait en hurlant m'sieur Zénathi. Le Grand Connétable, eh ! va tla prendre, la figa tahuela ! Ainsi juraient-ils tous dans leur langue d'origine, tous ceux qui étaient en train de devenir, sans même le savoir, des « rapatriés ».

Puis ce fut l'ébranlement des cubes immaculés sur la darse, Alger la Blanche, comme on chantait, le cheval du duc d'Orléans s'effondrant sur la place du Gouvernement, Bugeaud avec sa casquette jeté à bas devant la caserne Pélissier et Viviani perdant sa tête de bronze qui roulerait du square Laferrière jusqu'au Mauritania, mais bien fait pour lui qui avait naguère déclaré au Parlement : « L'antisémitisme est la meilleure forme de lutte des classes », quelle pourriture ce Viviani ! Toute l'Algérie française pressée au bastingage voyait glisser pour la dernière fois les beaux immeubles alignés du boulevard Amiral-Pierre, l'ultime défilé des arcades et le dernier mouchoir tendu au cimetière de Saint-Eugène, le Chrétien et le Juif côte à côte, où les tombes ne seraient plus lavées ni fleuries, et, pire que tout, les morts abandonnés, et puis l'effritement du cap Matifou, l'effacement de la carte...

La Méditerranée à traverser, ce n'était pas la mer à boire.

Malgré le chahut du golfe du Lion qui secouait toujours, c'était naguère encore la fête. Passer et repasser d'un bord à l'autre était la vocation saisonnière des Algérois et puis les fonctionnaires avaient le voyage payé tous les deux ans. La ville de Vichy était notre port d'attache et le salut du foie colonial. Ceux qui avaient du mal à suivre à l'école allaient passer le baccalauréat à Cusset, parce que c'était plus facile. Mais l'été 62, la traversée n'était qu'aigreurs et larmes. On eût dit les Hébreux traversant la mer Rouge sans Moïse ni colonne protectrice mais avec les herbes amères tant qu'on voulait.

Les voilà donc sillonnant la France, mère des Armes, des Arts et des Bobards, dans les trains surchauffés, qui, vers tel cousin, qui, plus avisé, avait déménagé de la rue Marengo une année plus tôt, qui vers ses parents du Poitou dont les ancêtres avaient plaqué marais, cages à poules et cancrelats au début du siècle pour défricher Boufarik, et c'était si dur qu'on l'appelait chez nous « Bouf'des briques ».

Et ces Musulmans des harkas qui auraient droit aussi, de Bou-Louris au Douar-Nenez, à être des "pieds-noirs" Et tous les gens du Sud, les Djelfaouis et les Bou-Saadis, gagneraient cette Alsace désertée en 1870 sous la botte prussienne, mais maintenant Strasbourg comptait la meilleure yéchiva de toute la France.

A Paris, enfin, les Juifs du Maghreb viendraient réchauffer les chants de Synagogue d'une voix plus pleine et plus modulée, assurant la relève rue des Rosiers ou rue Richer.

Voilà en route cette nouvelle diaspora peuplant telle île du Rhône ou tel îlot de Sarcelles, cette errance d'une mosaïque de peuples et de races sur le sol métropolitain, ces gens qui seront alors montrés du doigt et désignés comme différents, à cause de l'accent, la faconde, le folklore de synthèse, couscous-merguez, se constituant peu à peu en groupe homogène ou en peuple, en oubliant les cloisonnements, les rivalités de clan, de douar, de quartier, les affrontements d'une longue histoire.

Oran pardonne à Alger ses airs supérieurs et Constantine — à cause du pont suspendu — consent à rabattre sa morgue. Les gens du sud cessent désormais d'être des Mozabites. Et la France applaudit, en chantant la naissance d'une nouvelle nation qui inonde ses provinces de sève ardente et féconde. Et puis, et puis tout est inscrit dans l'Histoire et dans le Petit Larousse et Enrico Macias — qui est autant Gaston Ghrenassia de Constantine que Patrick Bruel est Maurice Benguigui le Tlemcénien — n'en finit pas de chanter «Comme elles sont jolies les filles de not' pays".

Bon, mais la plage effacée, il convient désormais de tourner la page.

 

Albert Bensoussan

 

 

 

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