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(40) - 1837 : LES PREMIERS COLONS

                                S’INSTALLENT

 

                                           Par                  

                                 Didier NEBOT

 

Malgré cette grande insécurité quelques français avaient osé s’installer en Algérie sur les terres contrôlées par l’Emir. Ils avaient tous l’accord d’Abd El Kader. En particulier, à Miliana, non loin de Cherchel, un Français, Cazes, implanta une fonderie qui servait à fournir les troupes arabes. Cette première alliance avec un français, saugrenue pour beaucoup d’européens, avait pour but de donner une ébauche d’économie à la zone contrôlée par Abd El Kader. « Notre pays, dit l’Emir, a besoin de ce genre d’initiative pour se développer, après l’occupation néfaste et stérile de ces chiens de Turcs. »

 

Mais ça marchait mal, malgré le soutien d’Abd El Kader, les indigènes regarderaient le français avec méfiance et hostilité. Pour la plupart, il était le premier civil européen qu’ils côtoyaient. Non, l’homme n’arriverait jamais à ses fins. Ses idées étaient bonnes, sa volonté de construire respectable, mais comment appliquer ici des conditions de travail valables en France, d’autant qu’il considérait les Arabes comme des indigènes stupides et inférieurs. Tout était là pour qu’il jour (150 ans plus tard) le pays s’embrase. Le passé, les coutumes, la religion, les mœurs de la région avaient très peu de points communs avec ceux du monde occidental, on avançait de façon bancale mais on ne se l’avouerait jamais. Le travail avançait au ralenti. La France, où chacun travaillait sans sourciller, où l’on suivait les ordres d’un patron sans se révolter, où, été comme hiver, les machines tournaient pour le bien du pays, cette France ne pourrait pas fonctionner ici comme là-bas, il fallait tenir compte de l’esprit languissant du Maghreb, ce qu’avait beaucoup de mal à accepter Cazes et les premiers colons qui arrivèrent derrière lui.

 

A une bonne journée de marche se trouvait la ville de Boufarik, sous autorité française, célèbre pour son marché, le plus grand du pays. Les perroquets multicolores côtoyaient les ânes, dont ils imitaient le braiment ; les épices venues du fond de l’Afrique ou du bout de l’Asie mêlaient leurs odeurs au cumin et au thym ; les dromadaires, à l’allure digne, chassaient d’un coup de sabot un poulet égaré ; des danseuses faisaient tinter leurs clochettes, les tambourins claquaient ; les menuisiers et les bijoutiers relançaient les passants ; chez les cafetiers, les discussions étaient animées. Les produits français, insolites parfois, se glissaient au milieu des légumes africains.

Ici, le promeneur s’arrêtait pour admirer une danse du sabre, et la cohue était inimaginable. Certains parlaient, d’autres jouaient aux dés, d’autres encore buvaient le café maure. Sur la Grand place, sous d’immenses platanes à l’ombre vénérable, les hommes devisaient assis à même le sol.

 

On y rencontrait les premiers colons installés dans les terres, qui avaient su négocier leur présence auprès de la tribu des Béni Khelil, dont Boufarik était le fief. On y buvait le thé dans de la porcelaine fine. Spectacle étrange pour ces indigènes de voir ces rares femmes européennes, pâles sous la poudre de riz et serrées dans des corsets roides, virevolter dans leurs dentelles, l’ombrelle à la main.

 

Ce petit monde vivait l’aventure libre des premiers colons, entre création, peur et vie rudimentaire. Une solide organisation permettait leur survie, ainsi qu’un esprit suffisamment ouvert pour aller à la rencontre des chefs de tribus, et respecter les hiérarchies traditionnelles de l’endroit. Parfois, ils se rendaient au camp militaire voisin ou à Alger, pour respirer l’air de la sécurité et se ressourcer quelque peu.

 

Car, sous des apparences joyeuses, la vie n’était pas si facile. La population restait hostile, et ce n’était pas les quelques juifs, miséreux et soumis, qui pesaient lourd dans la balance. Les décisions du gouvernement français manquaient de netteté, et la confiance dans les Arabes était souvent remise en cause. Il fallait être très solidaire pour continuer de croire à l’avenir.

 

Belles étaient les quelques rares propriétés de ces premiers colons, perdues dans la nature, entourées d’oiseaux et d’oliviers sauvages. Pourtant les maîtresses de maison européennes ressentaient une certaine jubilation mêlée de crainte lorsqu’elles se rendaient, escortée, au marché de Boufarik, avec cette peur que leur inspirait tous ces indigènes s’invectivant et tourbillonnant comme des mouches autour d’elle.