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Quelques souvenirs, confiés par ma grand-mère, Cécile SAÏD née ATTIA à Boghari, dite
Titile pour nous ses petits-enfants et La Hadja par ses voisins de Blida qu’elle n’a pas voulu quitter…


Loin dans sa mémoire il y a Boghari, au pied de l'Atlas Tellien, une petite ville vivant de commerce, point de contact entre les agriculteurs du Nord (Médéa) et les bergers nomades du désert (Djelfa), toute jaune de la poussière de sable que charrient les vents du grand Sud.
Il y a, s'élevant vers le même ciel, la hampe du clocher et celle du minaret, et au milieu, comme coincé entre les deux cultures, le bâtiment de la synagogue. Car en cette fin du XIXe siècle les répercussions du décret Crémieux sont encore en devenir, et les Juifs d'Algérie, au carrefour de deux civilisations, hésitent entre le passé qui les attache affectivement à leurs frères arabes, et le futur qui les pousse culturellement et socialement vers la France. Cécile, née en 1902, est de la génération qui franchira le pas : ses parents recourent encore à I'arabe pour exprimer des abstractions, elle, ne parle pratiquement que le français appris à I'école et cultivé dans la rue.


Loin dans sa mémoire, il y a la silhouette majestueuse d'une grand-mère habillée «à la juive», et avec quelle somptuosité ! : sarouel de satin, longue robe de velours brodée d'or, serrée aux reins par une étoffe, grandes manches de dentelle, et sur la tête, un foulard dont les longues franges coulent vers les yeux agrandis d'antimoine. Beauté de reine, et démarche un peu traînante, un peu alanguie à cause des incommodes et délicats chaussons de velours.


Loin dans sa mémoire il y a ses montées clandestines vers le ksar, le long des ruelles interdites du «quartier réservé», petit lutin rongé de curiosité qui observait sans trop comprendre les attentes troublantes des femmes des Ouled Naïl, leurs vêtements chatoyants, leurs énormes bijoux, les lourds bracelets de pied en argent et surtout ces étonnants colliers de louis d'or, fortune amassée pièce à pièce et qui ruisselle d'un double ou triple rang sur les fortes poitrines.


Cécile vient de passer son certificat d'études primaires quand ses parents partent s’établir à Blida. Blida, «la ville des roses», dominée par la montagne de Chréa que bleuissent les frondaisons des grands cèdres, Blida comme le plus beau fruit de la Mitidja fertile, Blida où I'air est si clair et l’eau si fraîche ... Mais à cette époque une petite femme de douze ans a autre chose à faire que de jouir des paysages. Placée comme apprentie dans un atelier de couture -«on n' avait pas le choix des métiers, comme maintenant»- elle aime son travail, tire l'aiguille avec application, devient successivement «petite-main», «demi-ouvrière», «ouvrière», bientôt capable pour compléter les cent sous de salaire quotidien qu’elle ajoute avec fierté au budget familial, de prendre des pratiques à domicile. Adolescence ingrate, besogneuse, où le travail devenait une valeur morale, où le superflu n’existait pas, où tout plaisir était un peu fautif.


Une seule oasis dans cette course quotidienne contre la pauvreté : «le bal des Treize». Un bal chic mais chic, extra chic !» Ce bal c’est son seul coin d'insouciance, et elle en rêve encore. Organisé tous les deux mois par le Comité des Treize, les treize jeunes juifs les plus fortunés de Blida, sa renommée de magnificence attire les «étrangers» (comprendre les non-blidéens), et même les non-juifs ; mais là, pas question ! ... C’est un mois à l'avance que l'on prépare sa robe, sur une guelte de fin tissu accordée par une cliente, une robe copiée sur un journal parisien, en voile de soie à légers volants. «L'air de rien» on attend en «tchatchant» entre filles sur les chaises rangées le long des murs de la grande brasserie illuminée. Les jeunes hommes ont des airs de conquérants, des cheveux plaqués à la brillantine, autour d'une raie bien droite, de longues moustaches en pointe. On danse la polka, la masurka, la scottish, le quadrille, la valse surtout à en perdre le souffle. Les consommations sont offertes par le cavalier. Si quelque chose «accroche» on se reverra en «faisant le Boulevard» ou sur les bancs de la place d’Armes, et dans l’odeur des orangers en fleur, «en toute honnêteté», on parlera d’avenir à deux.


«Sans dot !!». C' est là que toujours inexorablement, le beau rêve prend fin. C’est là que fatalement le prince charmant se racornit aux dimensions plus matérialistes d'un petit bourgeois inquiet de ses lendemains financiers. C' est là que douloureusement Cécile prend conscience que fille d’ouvriers vivant au jour le jour, elle n'a malgré sa beauté, son intelligence, son sérieux, aucune valeur sur le marché du mariage. Et en elle s’accumule «le dépit de tous ces garçons qui m'avaient proposé le mariage et qui s’étaient retirés pour la dot. Et combien y en avait autour de moi des filles qui ne valaient rien, mais rien, des filles bêtes, lourdes, bonnes à rien, aucune culture, aucune ouverture, rien en elles. On appelait ça des filles de famille. Elles avaient cent mille francs de dot, elles étaient épousées».

Et puis un jour son tour arrive. Les parents d’Avellan sont des amis intimes de la famille. Les deux pères se retrouvent tous les jours à quatre heures du matin à la «petite synagogue». Les enfants ont grandi ensemble. Ce sont d’abord des allusions discrètes de la sœur aînée : «Je me disais, celle-là elle me tourne autour du pot, je ne sais pas ce qu' elle veut...».

Ensuite arrive la demande officielle, faite bien sûr de parents à parents. Avellan, avec son nom de conte de fée est ce qu’en temps de guerre on appelle un héros : zouave aux Dardanelles en 1915, gravement blessé au bras, par deux fois trépané sur le champ de bataille, il a reçu la Légion d'honneur. Hélas, quand s’apaise la voix des canons, les héros restent handicapés.
N'importe, Cécile accepte.


Se marier, à I' époque, revient surtout à passer d'une tutelle à l'autre, une tutelle qui se manifeste dans les moindres détails de la vie de l’épouse. Cécile raconte : «Mon beau-père ne voulait pas que je me coupe les cheveux. II me considérait comme sa fille. Un jour il me rencontre dans la rue, je venais de sortir, j' étais toute fraichement maquillée. Il me dit : Dis ma fille, où tu vas comme ça ? Tu vas me remonter daredare à la maison et me laver ces lèvres ! Et bien, je suis remontée, toute penaude. C'était comme ça avant, on ne levait pas la tête, on marchait. Et pour les robes courtes ça a été la même chose». Cécile marche, mais (intérieurement) elle grince des dents.


Le mariage, c’est aussi la responsabilité d'une cuisine. Alors là, problème ! Sa mère l’avait pourtant prévenue : «Apprends ma fille, apprends, apprends à faire le couscous ! Y aura personne après moi qui t'apprendra ... Et bien j'avais pas appris». II va donc lui falloir tout retrouver par elle-même, tout reconstruire et reconstituer, en s'aidant de ses seuls souvenirs, les gestes éternels de la mère s’affairant autour de la tabouna pour le couscous, la tfina, le fricot d’aubergines, la tchoutchouka...


Le fleuron de cette science culinaire c’est la confection du «blanc de galette», la couche de sucre nacré qui recouvre les galettes que L’on produit en quantité industrielle pour Pourim.
La scène mérite d'être évoquée : autour d'un gros chaudron deux femmes s’agitent. II a d’abord fallu battre deux «bonnes» douzaines de blancs d’œuf, épreuve culinaire particulièrement pénible si l’on considère que la cuisinière doit dompter la neige à main nue.

Les sommets d'albumine atteints, on ajoute le sucre, la gomme arabique, «un bon peu » de gélatine et surtout - élevez-vous après ça contre les conservateurs et autres colorants des produits de l'industrie alimentaire moderne ! - le bleu de lessive qui aide à pâtisser plus blanc ; et on dépose le tout sur la braise d'un kanoun. C'est là qu'il faut être deux, le blanc de galette étant toujours le fruit d’une étroite collaboration, «une qui tient le chaudron, et I’autre qui remue» et vice-versa pour ne pas lasser la musculature des protagonistes. Car la cuisson dure «des heures et des heures» et il ne faut surtout pas arrêter le va-et-vient de la longue cuillère de bois, sous peine de voir le mélange tourner, et de se retrouver ainsi condamnée à reprendre le processus à son début. Bref ! Après «des heures et des heures» de labeur, quand la crème est bien épaisse, bien homogène, on y plonge une à une les
galettes en forme de cœur, de «main de fatima» d’étoile de David, faites «de la veille», que l’on dispose sur des claies de roseaux et que l’on laisse sécher, au grand soleil, souvent pendant plusieurs jours. «Tu parles I Aujourd'hui avec le sucre glace, c’est pas pareil ; le blanc, ça se fait en cinq minutes !» Et puis commençait le va-et-vient des enfants, emportant à travers la ville, enveloppées de serviettes, les assiettes de gâteaux de Pourim. Le meilleur bien sûr, restait pour I' épilogue, quand venait le temps des commentaires et des critiques : «Dis ! j’sais pas ce qu’elle a cette année, tias vu son blanc, comment qu'il est gris !».

 

S'il y a une chose aussi que Cécile tolère mal c’est ce domaine brumeux, plaqué de religion, vers lequel se tournent fréquemment, pour trouver remède à leurs maux les plus divers, les femmes qui l'entourent. A l'origine de ce regard critique, il y a une expérience d’enfant : sa mère avait eu trois garçons et le troisième, encore bébé, étant malade, une tante avertie avait diagnostiqué l'influence néfaste du mauvais œil de la voisine. Des lors, le remède était tout trouvé. La mère invita la dangereuse voisine et quand celle-ci, pour se mettre à I'aise se fut débarrassée de son haïk, la tante subrepticement y découpa quelques franges.

Après le départ de la voisine, les deux femmes jetèrent dans la braise d'un kanoun les franges maléfiques, ajoutèrent encens et herbes diverses et dans I’ épaisse fumée âcre ainsi produite, psalmodiant les formules adéquates, par sept fois, elles passèrent au-dessus de la couche du bébé la source incandescente de son mal. Le soir même le petit frère mourait.
Alors, quand à son tour devenue mère, on conseille à Cécile pour guérir un de ses fils d'une méningite que trois médecins n’ont pas su soigner, de répandre le sang d’un pigeon égorgé sur la tête de l’enfant, elle refuse avec indignation et préfère faire confiance à la nature qui lui en témoignera sa reconnaissance.


La superstition et la magie sont les garde-malheur de toutes les étapes importantes d’une vie. Pour exemples, et en vrac : quand la jeune fille a ses premières règles, pour que sa vie de femme lui soit douce elle doit se pencher sur un pot de miel pour y apercevoir son reflet. Le jour du mariage après le bain rituel au hammam, les paumes de main de la fiancée sont, en porte-bonheur, enduites de henné. Et si une mère, ayant déjà perdu plusieurs de ses enfants males, accouche de nouveau d'un petit garçon, stratagème astucieux elle vend le bébé contre un sou symbolique à Minina , qui «a le don», prend le nouvel arrivant sous sa protection et lui offre sa première chemise coupée dans une toile de linceul. La vieille Minina était ainsi devenue la mère de la moitié des garçons de Blida.


A Blida, il y a aussi le tombeau du rabbin miraculeux. Les mauresques souffrant de stérilité vont aujourd'hui encore prier sur sa tombe et y allumer des bougies. Autrefois, les femmes juives se baignaient nues dans le petit bassin qui jouxte la dalle de marbre. Cécile se souvient du rabbin Yoshua, avec sa belle tête de vieux sage. La rumeur publique en avait fait un saint.
Mais Cécile reste sceptique et commente, frondeuse : «II avait trois femmes ; trois femmes dans la même maison. Alors, son don de fécondité ... ».


Cécile n'a pas quitté Blida. En 1962, dans la débandade généralisée qui vidait l’Algérie de ses habitants français, au milieu des attentats conjugués du FLN et de l'OAS, Avellan lui avait promis : «Ne t'en fais pas Cécile, ne te fais pas de mauvais sang. L'Algérie indépendante ça va être un paradis. II faudra les aider à tout refaire. Et on y sera heureux».
Alors elle y est restée ma grand-mère, fidèle à son Blida, pratiquement jusqu’à son décès en 1993. Le dos bien droit, la tête haute et le regard direct sous sa couronne de cheveux argentés, accrochée à son couffin, la Hadja, ainsi qu’on l’appelait respectueusement, parcourt les ruelles de Blida. Elle évoque les silhouettes de fantômes aux balcons, les magasins disparus, «chez Bacri, chez Draï, chez Madame Roger la perruquière». Et tout Blida lui semble un grand décor vide. Tout sonne creux. Et pourtant, sur le Boulevard, les orangers sont encore là, et les odeurs de beignets arabes, et les sommets enneigés de Chréa, et le vaet-vient des enfants emportant à travers la ville, enveloppées de serviettes, les assiettes des gâteaux du Ramadan.


Anne MELLER- GOLDSTEIN