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Bienvenue sur le site de l’association MORIAL

Notre objectif : sauvegarder et transmettre la mémoire culturelle et traditionnelle des Juifs d'Algérie. Vous pouvez nous adresser des témoignages vidéo et audio, des photos, des documents, des souvenirs, des récits, etc...  Notre adresse

 e-mail : morechet@morial.fr -  lescollecteursdememoire@morial.fr

L’ensemble de la base de données que nous constituons sera  régulièrement enrichie par ce travail continu de collecte auquel, nous espérons, vous participerez activement.  L'intégralité du site de Morial sera déposée au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme (MAHJ) à Paris, pour une conservation pérenne .

Tlemcen, le kiosque à musique au centre ville
Médéa : rue Gambetta (1945)
Alger : rue d'Isly (1930)
Une oasis à Ouargla (Territoire du Sud algérien)
La Grande Poste d'Alger (Photo J.P. Stora)
Square Bresson
Lycée E.-F. GAUTIER D'ALGER
Service Alger - Bouzareah
Alger : le marché de la place de Chartres
MEDEA - Le Café de la Bourse
Guyotville - La Plage

 

Mes enfants me demandent souvent de feuilleter avec eux un des rares albums-photos qui retracent notre vie de famille en Algérie. Comme je rechigne plutôt à le faire, de peur de me laisser envahir par l'émotion, monfilsaîné m'a suggéré récemment de coucher sur le papier ce que je peux en dire. Il est vrai que plus de soixante ans après,ma mémoire commence à s'estomper, il ne faudrait pas que sans y prendre garde, un jour tout ceci sombre dans l'oubli. Pour m'exercer, j’ai tiré de l’album une photo que je vais essayer de décrire plutôt que la montrer. Il faudra que je n'oublie pas de dire plus loin pourquoi, dans un premier temps, je préférais qu’elle ne soit pas vue.

Sur cette photo, a priori rien de plus ordinaire : on voit deux personnes âgées sortant de l'immeuble, situé 36 rue Joseph Bosco à Constantine. C'est vrai qu'il serait dommage qu’un jour on ne sache plus qui est cethomme portant un beau chapeau, une cravate bien nouée et une pochette soigneusement pliée; dommage qu'on oublie qui est la dame à la démarche empressée qui l'accompagne. Pour quelle occasion se sont-ils ainsi habillés? Si elle porte un cabas jurant avec la belle tenue qu'elle a revêtue, ce n'est certainement pas à un mariage qu'ils se rendent en ce jourde printemps !

Ont-ils mis des vêtements si épais pour aller dans le grand Nord chercher le frais ? Mais, qui pourrait croire, en observant les bagages qu'emporte ce couple de septuagénaires, qu'ils s'apprêtent à faire un simple voyage d'agrément pour profiter de leurs retraites? Non,ils vont prendre un vol sans retour vers la métropole (c'est ainsi qu'on appelait la France) cette mère patrie hier encore tant espérée,cette métropole dont ils redoutent aujourd’hui l'accueil. Devinant ce qui se passe dans leur tête, j'entrevoisdans leur visage fermé la crainte de raterle décollage. Au travers de leurssourires pincés, je voispoindre le pressentiment que l'atterrissage n'ira pas de soi.  

Cette photo témoigne d'un moment décisif qui marque, avec ce premier départ, le début de notre dispersion. Jusque là, L'Abri Familial qu'ils sont les premiers à quitter portait bien son nom : en effet, il a abrité pendant plus de cinq ans, plusieurs de mes oncles, tantes, cousins, cousines et deux de mes grands-parents. Dès 1961, nous avions le sentiment que cela prendrait fin bientôt. Quand précisément ? Nul n'aurait su le dire! Et bien, c'est maintenant. A coup sûr, nous tenons là une pièce maîtresse qui correspond à un tournant important dans l'histoire de notre famille.

Et nous assistons à ce premier mouvement, accompli en avril ou mai 1962 par mes grands-parents Marcelle et Henri Hannoun. Quand ont-ils pris leur décision ? Ils ne sont malheureusement plus là pour le dire ; alors je fouille dans mes souvenirs. On est en juin 1961; j'ai 11 ans et je reviens seul du lycée d'Aumale. Cet après-midi, je trouvema grand-mère assise dans la cuisine sur un tabouret,se balançant d'avant en arrière, puis de droite à gauche, regardant en l'air et répétant sans cesse ces mots terribles : Ils ont tué Raymond... ils ont tué Raymond..., Cheikh Raymond était un grand musicien, mais pour mes grands-parents, c'était surtout cet enfant accueilli et élevé, par une famille juive, dans leur voisinage.

Je suis persuadé qu'après cet assassinat, ils n'ont pas été les seuls à envisager leur départ comme inévitable. Pourtant, ils n’ont envoyé aucune de leurs affaires dans des colis, ou dans un de ces containers en bois qu'on appelait des cadres. Ils ont attendu dix mois pour préparer le maigre bagage qu'ils vont emporter.

En une nuit, hâtivement, ils ont mis dans deux valises tout ce dont ils ne voulaient pas se séparer et d’autres objets inutiles, ces objets sans importance qui ne servent qu’à caler ceux qui sont essentiels. Sans nul doute, ils se sont posés cette question difficile de savoir ce qui était important à leurs yeux. Laisser ce qui ne l’était pas leur déchirait tout autant le cœur. Cent fois,dans la même veille insomniaque, ils ont fait et refait leurs bagages, remplaçant ceci par cela, refaisant parfois les mêmes permutations pour enfin décider au petit matin que leur choix était définitivement fait. 

Toutefois, aucune résolution n'aurait pu les laisser tranquilles: ma grand-mère sitôt le pas de la porte franchi fait demi-tour et met dans un cabas saisi à la va-vite quelques objets qu’elle avait, les larmes aux yeux, laissés sur son lit ; lui emboîtant le pas, mon grand-père revient et prend pêle-mêle un pull de rechange et La Dépêche du jour qu'il serre à présent de toutes ses forces contre lui. C’est ainsi qu’ils passent à nouveau le seuil arborant un demi sourire pour donner le change. 

Cette photo que j’ai choisie représente une scène qui aurait dû être filmée pour mieux rendre compte de la lente précipitation accompagnant leurs gestes, de leur démarche à la fois décidéeet hésitante. Qu'auraient-ils bien pu dire si la parole leur avait été donnée ? Peu de choses, en vérité. Non mieux qu’une caméra, ce qu’il aurait fallu pour saisir le moment, c’est Linvention de Moreimaginéepar BioyCasarès : un appareil capable d’enregistrer les pensées et les sensations des sujets photographiés, et une autre machine capable de les projeter à volonté. On verrait ainsi ce qui traverse leur esprit et qui ressemble au rembobinage accéléré du film de leur vie passée, entre coupé de séquences montrant confusément ce qui les attend. Que laissent-ils derrière eux ? Peu leur importe le travail qu'ils n’ont pas achevé, les affaires en suspens; ce qui les envahit c'est une foule de souvenirs qui font maintenant irruption : les réunions de famille, les visites au Coudiat, les repas pris en commun, les enfants qui criaient en jouant dans la cour, les plongeons dans la piscine de Sidi M'Cid, les films qu'ils allaient voir au Vox, les promenades de la place de la Brècheau square Valée, les pique-niques  à Djebel Ouache, les vacances à Philippeville, et toute leur jeunesseen un seul flash!

Ils veulent à présent faire durer le moment qu'ils sont en train de vivre. Pour ne pas aller trop vite, ilspréfèrent descendre par l’escalier. L’ascenseur aurait trop facilement, trop rapidement fait basculer ces instants dans le passé. Alors que ma grand-mère tient la rampe comme si elle voulait encore s'accrocher à quelque chose, mon grand-père qui porte la plus lourde des valises accélère le pas. Il a dû lui parler avec délicatesse, sinon comment expliquer que trois étages plus bas, ils arrivent presque ensemble au rez-de-chaussée. Pépé (c’est ainsi qu’on l’appelait) ne devance Mémé que d’une courte tête, quand ils franchissent le hall d'entrée, où cette nuit ont été griffonnés de nouveaux graffitis qu'ils ne lisent même pas. Pour eux, ces slogans ne signifient plus rien. Ils sont maintenant hors de l'immeuble, et on ne peut pas dire qu'ils partent de chez eux puisqu'ils partent de chez nous

En effet depuis plus d'un an, ils ne pouvaient plus vivre dans leur appartement qui se trouvait en plein quartier juif, rue de France, rue mythique du centre villede Constantine. La coexistence entre juifs, chrétiens et arabes y était devenue trop dangereuse. Un jour où n'aurait explosé qu'une seule grenade, qu'une seule bombe, aurait été considéré comme unejournée calme. Les attentats des uns répondaient aux attentats des autres. Les avis de décès se multipliaient. Vivre était devenu hasardeux, la mort omni présente. Dans ce contexte, mes grands parents n'allaient pratiquement plus chez eux. Je suis, à l'instant même où j'écris ces mots, attristé car je me demande s'ils ont osé la veille de leur départ y faire un dernier saut. Mais pourquoi s'en préoccuper maintenant ? Je sais que cela n'a plus aucune importance. Et pourtant, ainsi que l'aurait dit Albert Cohen, une tendresse de pitié m'envahit, quand je les vois marcher ainsi à contre-coeur, comme si une main invisible les poussait dans le dos pour les faire avancer.

J'ai dit un peu trop à la légère qu'ils partaient de chez nous. Dans moins de trois mois,nous leur emboîterons le pas. Eux étaient les premiers ; nous serons les derniers de la famille à prendre l'avion, le 1er juillet 1962.

Aucune trace de ce départ dans l'album de famille: personne n'a eu l'idée de nous photographier quand nous sommes partis de chez nous. Nous n'avons jamais croisé ceux qui sont venus occuper ce lieu où nous avons laissé tant et tant de souvenirs de notre adolescence. J'espère que les enfants des nouveaux occupants ont fait le meilleur usage de mon vélo et de mes patins à roulettes, et que leurs parents ont su apprécier les 78 tours que les miens aimaient écouter sur leur pick-up, le soir après souper.

Ce témoignage ne peut s'achever ainsi; je sais qu'il me faut encore dire pourquoi je craignais que cette photo prise par mon frère ne soit exposée ; dire pourquoi finalement j'ai accepté qu'elle le soit.

Peu importe si on me trouve stupide, je vais m'en expliquer. Si je n'avais retouché la photo, juste à côté de la tête de ma mère dont on aperçoit, derrière ses parents, le front soucieux, on aurait été obnubilé par ce sigle qui s'étalait en grand sur le mur blanc de notre immeuble : 3 lettres renvoyant aux agissements d'une Organisation Secrète. Je ne voulais pas qu'elles soient associées de près ou de loin aux chers visages des membres de ma famille. Nous avons été pris en tenaille,sept années durant, entre deux feux, comme on disait à l'époque entre marteau et enclume.

Aussi,j'ai effacé ce graffiti, comme je l'aurais fait si le sigle en question avait commencé par un F au lieu d'un O. Au fond, nous n'étions ni d'un bord ni de l'autre, le plus important était à venir. Comme disait mon père, sachons regarder là où sont nos yeux : droit devant et non derrière.

 

22 02 2022

Marc El-Beze, Avignon

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