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Bienvenue sur le site de l’association MORIAL

Notre objectif : sauvegarder et transmettre la mémoire culturelle et traditionnelle des Juifs d'Algérie. Vous pouvez nous adresser des témoignages vidéo et audio, des photos, des documents, des souvenirs, des récits, etc...  Notre adresse

 e-mail : morechet@morial.fr -  lescollecteursdememoire@morial.fr

L’ensemble de la base de données que nous constituons sera  régulièrement enrichie par ce travail continu de collecte auquel, nous espérons, vous participerez activement.  L'intégralité du site de Morial sera déposée au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme (MAHJ) à Paris, pour une conservation pérenne .

Tlemcen, le kiosque à musique au centre ville
Médéa : rue Gambetta (1945)
Alger : rue d'Isly (1930)
Une oasis à Ouargla (Territoire du Sud algérien)
La Grande Poste d'Alger (Photo J.P. Stora)
Square Bresson
Lycée E.-F. GAUTIER D'ALGER
Service Alger - Bouzareah
Alger : le marché de la place de Chartres
MEDEA - Le Café de la Bourse
Guyotville - La Plage

 

Avant de "monter" en Israël à 95 ans, ma tante Clémence décida d'offrir, à qui le voulait bien, presque tout ce qu'elle possédait . Si on le savait déjà, cela ne faisait que renforcer l'idée que ce départ serait sans retour ; ce n'était pas sans rappeler un épisode qui fit de nous il y a 60 ans des rapatriés. Mais, ce n'est pas pour évoquer ce passé que je suis allé lui rendre visite peu de temps après qu'elle m'a appris son projet. Non, tout simplement, je voulais, de vive voix, une fois de plus, la dernière peut-être, lui redire toute mon affection. Et voilà qu'entre deux paroles chaleureuses, avec des intonations dont l'enjouement faisait oublier son âge, ma chère tante me proposa de prendre ce que je voulais dans le reste de sa vaisselle qu'elle tenait encore très soigneusement rangée dans un buffet de la salle à manger.

Choisir un objet et un seul s'avéra pour moi une évidence. Une voix intérieure me soufflait : pourquoi pas une de ses carafes en cristal ? Cet objet sera posé sur ma table à chaque repas, et me fera penser à ma tante tous les jours. Dans mon imagination débordante, je la voyais, telle une bonne fée, me confier un récipient magique qui saurait transformer son contenu en eau de jouvence ! Plus prosaïquement, je cherchais depuis des semaines une carafe à mon goût, et là prenaient fin mes recherches ; le hasard me faisait de cette manière un semblant de clin d'œil. Or, l'histoire ne s'arrête pas là, et je vais essayer d'en conter la suite, aussi fidèlement que je m'ingénie à croire que les choses se sont déroulées dans ma tête.

Quelques jours plus tard, le fils de ma tante Clémence, mon cousin Hubert me téléphone. Après quelques échanges anodins, il me reproche de ne pas avoir pris le cadeau qu'il avait, lui aussi, voulu me faire avant de partir.

- Ah bon ! de quoi parles-tu Hubert ?

- Voyons tu sais très bien ! le portrait que je t'ai montré.

Rassemblant mes souvenirs, je me rappelais qu'effectivement, le jour de nos adieux, Hubert m'avait montré une photo tirée sur un grand carton, en me demandant de l'aider à découvrir qui était représenté sur ce cliché pris sûrement, vue la beauté du tirage, par un photographe professionnel. Je n'avais pas compris que par ce geste, Hubert me l'offrait et j'avais encore moins capté à quel point cela aurait dû être aussi important pour moi que pour lui, car il était fort possible (mais aucunement certain) que le sujet représenté en gros plan soit Liahou, le grand père paternel que nous avions en commun.

Au téléphone, Hubert se fit insistant :

- Marc, tu es le seul à pouvoir analyser cette image non signée et non datée. Toi seul pourras y déceler je ne sais quel élément permettant d'identifier ce beau personnage. Tu sauras le mettre à la juste place qu'il occupe dans notre arbre généalogique. Est-il notre grand père Liahou El-Bèze ? Notre arrière grand-père Kalfa Melki ? Ou quelqu'un d'autre ? Bref, je vais confier cette photographie à ta fille Laura pour qu'elle te la remette ; et à toi de jouer.

Peu de temps après, il me fit parvenir par ma petite Laura cette fameuse photo et une boîte d'archives. De cette boîte, je ne dirais rien de plus ici, si ce n'est qu'elle renfermait des papiers si vieux qu'ils étaient devenus illisibles. Aussi, je m'empressai de la reléguer dans un recoin inaccessible de mon bureau. A l'opposé, je me vois encore installer l'ancêtre, bien en vue dans le salon, non loin de la lampe art déco que je tiens de mes parents.

Si tout dans ce portrait attire l'attention, je ne saurais dire ce qui est le plus frappant. Le regard plus expressif que les lèvres ? La moustache qui donne au sage un air de bonhommie ? La blancheur du haut de son visage, et plus encore la pâleur de ses joues émaciées qui contrastent avec le noir veston ? Ou alors l'ombre semblable à une estompe entourant le sujet, touche évidente d'un portrait d'art ? Comment deviner à quel moment de la journée, le temps est venu se figer sur la pellicule ? Sûrement, en fin de journée, si l'on en croit les cernes trahissant, au terme d'une rude journée, une grande fatigue. Probablement au soir d'une vie marquée par des peines douloureuses et un labeur harassant. Au delà du sérieux et de la gravité, se profilent une grande dignité et toute la noblesse d'un homme assurément pondéré. Chez lui, l'assimilation qui est en marche, n'a pas encore achevé son cours : au dessus d'un corps vêtu depuis peu d'un costume occidental, la tête reste, comme toujours, coiffée du turban oriental.

 

 

         

 

Au delà de la tristesse émanant du regard, une grande fierté se dégage indéniablement de la composition de l'image. Alors, faisons l'hypothèse que cet homme est allé se faire photographier pour célébrer un événement particulier. Lequel ? Son soixantième anniversaire, en 1938, huit ans avant sa mort ? La remise d'une distinction dans l'Ordre National du Mérite des tailleurs ? Et pourquoi pas les deux ? Mais cette décoration portée à son revers par mon présumé grand-père ne va pas m'aider à l'identifier. Comme ils étaient presque tous tailleurs dans cette famille jusqu'à sa génération, je n'en suis pas plus avancé pour autant. Faire appel à témoin serait vain. Je crains qu'aucune personne capable de le reconnaître ne soit encore de ce monde. Quand en 1950, Clémence, la dernière tante qu'il me reste, s'est mariée avec l'oncle Robert frère jumeau de Maurice mon père, Liahou leur père était enterré depuis longtemps. Et, j'exclue de retourner au cimetière de Constantine chercher des ressemblances sur d'éventuelles photos incrustées sur des stèles (surplombent-elles encore, à ce jour, les tombes de mes aïeuls ?).

A ce stade, à défaut d'indices probants, au risque de décevoir la confiance que m'accordait mon cher cousin pour résoudre une énigme, il ne me reste plus qu'à transformer mes présomptions en convictions. Même si c'est faire preuve d'une certaine légèreté, je me résous à décréter que oui, sans nul doute, c'est bien lui Liahou notre grand-père, celui dont je porte à la fois le nom et presque le même prénom. Ainsi, je pourrai, à ma façon, honorer sa mémoire et communier avec lui, chaque fois que je verrai sa photo ou relirai cette fiction.

 

El-Bèze Marc Eliahou, Avignon le 15 février 2022

 

 

 

Bou Saada, nommée la cité du bonheur où la vie y était paisible en cette année 1956, était rythmée par les fêtes juives et la chaleur des villes méditerranéennes. Seulement, un évènement tragique est survenu en septembre, veille de Roch Hachana: mon oncle fut tué à bouts portants dans son magasin en vendant des pièces de tissus. Quel drame dans notre famille marquée par le second assassinat dans la communauté juive. Deux mois auparavant un certain M. Touboul avait été assassiné sous couvert d’un règlement de comptes. Mon père, à son tour, fut menacé d’être tué. Il décida alors de partir vers Paris pour retrouver mes deux sœurs et sa famille. Cela signifiait tout quitter et nous laisser avec ma mère qui dut prendre en main toutes les responsabilités.

Les attentats et embuscades se multiplièrent dans la région. La peur s’installa au fil des jours et gagna tous les esprits. Les familles se préparaient à partir.

Quelques jours seulement après sa décision, mon père nous laissait et ma mère commença à penser notre départ. Elle ferma le magasin et rapporta toutes les marchandises dans notre villa. Ce fut un moment amusant pour moi car on jouait à la marchande dans ma maison, un ressenti d’enfant. Les jours s’écoulèrent avec grande inquiétude sur notre avenir. Peu rassurés par l’absence de mon père, nous devions cependant préparer discrètement notre départ. Ma mère avait pris la décision de rester seule avec mon plus jeune frère pendant que trois d’entre nous, ma grande sœur âgée de vingt-neuf ans, mon frère âgé de seize ans et moi âgée de neuf ans, devions prendre l’autocar jusqu’à Alger comme première étape. Le jour de notre départ, ma mère émit une phrase terrible : « Les enfants, on se sépare parce que s’il y a une embuscade en cours de route, on ne mourra pas tous ». Ces mots indélébiles se sont inscrits dans ma mémoire de petite fille.

Allais-je revoir ma maman ? Un tsunami d’émotions me traversait mais il fallait partir. Je suivais et restais alors dans le silence. Première coupure, première séparation. Pas une larme, aucune expression de peur ou de tristesse car je ne voulais surtout pas faire de la peine à ma maman. Sans avoir beaucoup d’explications pour l’après, me voilà déjà propulsée dans le monde des grands du haut de mes neuf ans.

Quatre cents kilomètres, de nombreuses heures passées dans cet autocar, à regarder le désert infini défiler sous mon regard de petite fille, m’éloignant de mes souvenirs d’enfance pour arriver à Alger. Ma mère y avait réservé un hôtel pour nous trois, et pendant quelques jours, nous attendions inquiets et incertains son arrivée avec mon frère.

Deuxième étape, nous quittions le port d’Alger, enfin réunis, en direction de la France, Marseille puis Paris, en destination finale. La traversée fut longue et peu confortable, déjà bien nombreux à partir vers de nouveaux horizons mais nous étions tellement heureux d’être ensemble et fuir ce début de terrorisme. Une nouvelle vie nous attendait.

En novembre, nous arrivions à Paris, où mon père était présent depuis plusieurs semaines, pour chercher un appartement, tenter de construire une affaire mais c’est chez mon oncle que nous avons été hébergés deux mois dans son hôtel, rue du Temple. Mes cousins nous laissaient leur chambre pour dormir sur le billard, mon oncle nous aidait pour notre installation dans un appartement au 4eme étage, rue d’Aboukir. Trois pièces qui allaient loger mes deux sœurs, mes deux frères, mes parents et moi, contraste manifeste avec notre villa où chacun de nous disposait de son espace.

Je me souviens d’un hiver vigoureux, il faisait si froid, il neigeait même. Avant de partir, ma mère avait fait confectionner des sandales grises par le cordonnier pour moi. Une valise par personne, c’était pas suffisant pour emporter ce qu’il fallait pour faire face à un climat différent.

Seuls mon plus jeune frère et moi avons pu être scolarisés. Celui de seize avait été engagé dans le quartier comme coupeur de tricots; ma sœur de dix-neuf ans a commencé la dactylographie ; celle âgée de vingt-neuf ans était malade et n’a jamais travaillé. Elle est décédée quatre ans plus tard d’une tumeur cérébrale. Mon père a transitoirement travaillé dans les tissus puis dans les assurances pour arrêter définitivement son emploi à l’âge de cinquante-cinq ans et ma maman faisait des épaulettes à la main. Chacun de nous confectionnait des boites en carton pour empaqueter ses travaux, permettant d’apporter de l’argent à notre foyer.

Mon père m’avait accompagnée ce premier jour d’école, la directrice m’avait conduite dans cette classe où une enseignante rigide soulignait mes différences. Elle m’a proposée de m’asseoir au fond de cette classe et m’interpelait comme un objet exotique à qui on devait montrer ce que je ne connaissais pas. « Lève-toi, viens près de la fenêtre, tu n’as jamais vu la neige, toi ? » disait-elle.

Je devais continuer de sourire, faire semblant d’être curieuse, essayer de n’avoir que les préoccupations d’un enfant de neuf ans, oublier ma belle cité du bonheur et son soleil pour aimer cette nouvelle ville, grandiose et culturelle Paris mais trop bruyante et froide. Pour finir, je devais m’intégrer dans un lieu où nous n’avions gagné qu’une seule chose, la possibilité de vivre sans menace.

 

Jacqueline Kadji, née Chichportich

Quelques souvenirs, confiés par ma grand-mère, Cécile SAÏD née ATTIA à Boghari, dite
Titile pour nous ses petits-enfants et La Hadja par ses voisins de Blida qu’elle n’a pas voulu quitter…


Loin dans sa mémoire il y a Boghari, au pied de l'Atlas Tellien, une petite ville vivant de commerce, point de contact entre les agriculteurs du Nord (Médéa) et les bergers nomades du désert (Djelfa), toute jaune de la poussière de sable que charrient les vents du grand Sud.
Il y a, s'élevant vers le même ciel, la hampe du clocher et celle du minaret, et au milieu, comme coincé entre les deux cultures, le bâtiment de la synagogue. Car en cette fin du XIXe siècle les répercussions du décret Crémieux sont encore en devenir, et les Juifs d'Algérie, au carrefour de deux civilisations, hésitent entre le passé qui les attache affectivement à leurs frères arabes, et le futur qui les pousse culturellement et socialement vers la France. Cécile, née en 1902, est de la génération qui franchira le pas : ses parents recourent encore à I'arabe pour exprimer des abstractions, elle, ne parle pratiquement que le français appris à I'école et cultivé dans la rue.


Loin dans sa mémoire, il y a la silhouette majestueuse d'une grand-mère habillée «à la juive», et avec quelle somptuosité ! : sarouel de satin, longue robe de velours brodée d'or, serrée aux reins par une étoffe, grandes manches de dentelle, et sur la tête, un foulard dont les longues franges coulent vers les yeux agrandis d'antimoine. Beauté de reine, et démarche un peu traînante, un peu alanguie à cause des incommodes et délicats chaussons de velours.


Loin dans sa mémoire il y a ses montées clandestines vers le ksar, le long des ruelles interdites du «quartier réservé», petit lutin rongé de curiosité qui observait sans trop comprendre les attentes troublantes des femmes des Ouled Naïl, leurs vêtements chatoyants, leurs énormes bijoux, les lourds bracelets de pied en argent et surtout ces étonnants colliers de louis d'or, fortune amassée pièce à pièce et qui ruisselle d'un double ou triple rang sur les fortes poitrines.


Cécile vient de passer son certificat d'études primaires quand ses parents partent s’établir à Blida. Blida, «la ville des roses», dominée par la montagne de Chréa que bleuissent les frondaisons des grands cèdres, Blida comme le plus beau fruit de la Mitidja fertile, Blida où I'air est si clair et l’eau si fraîche ... Mais à cette époque une petite femme de douze ans a autre chose à faire que de jouir des paysages. Placée comme apprentie dans un atelier de couture -«on n' avait pas le choix des métiers, comme maintenant»- elle aime son travail, tire l'aiguille avec application, devient successivement «petite-main», «demi-ouvrière», «ouvrière», bientôt capable pour compléter les cent sous de salaire quotidien qu’elle ajoute avec fierté au budget familial, de prendre des pratiques à domicile. Adolescence ingrate, besogneuse, où le travail devenait une valeur morale, où le superflu n’existait pas, où tout plaisir était un peu fautif.


Une seule oasis dans cette course quotidienne contre la pauvreté : «le bal des Treize». Un bal chic mais chic, extra chic !» Ce bal c’est son seul coin d'insouciance, et elle en rêve encore. Organisé tous les deux mois par le Comité des Treize, les treize jeunes juifs les plus fortunés de Blida, sa renommée de magnificence attire les «étrangers» (comprendre les non-blidéens), et même les non-juifs ; mais là, pas question ! ... C’est un mois à l'avance que l'on prépare sa robe, sur une guelte de fin tissu accordée par une cliente, une robe copiée sur un journal parisien, en voile de soie à légers volants. «L'air de rien» on attend en «tchatchant» entre filles sur les chaises rangées le long des murs de la grande brasserie illuminée. Les jeunes hommes ont des airs de conquérants, des cheveux plaqués à la brillantine, autour d'une raie bien droite, de longues moustaches en pointe. On danse la polka, la masurka, la scottish, le quadrille, la valse surtout à en perdre le souffle. Les consommations sont offertes par le cavalier. Si quelque chose «accroche» on se reverra en «faisant le Boulevard» ou sur les bancs de la place d’Armes, et dans l’odeur des orangers en fleur, «en toute honnêteté», on parlera d’avenir à deux.


«Sans dot !!». C' est là que toujours inexorablement, le beau rêve prend fin. C’est là que fatalement le prince charmant se racornit aux dimensions plus matérialistes d'un petit bourgeois inquiet de ses lendemains financiers. C' est là que douloureusement Cécile prend conscience que fille d’ouvriers vivant au jour le jour, elle n'a malgré sa beauté, son intelligence, son sérieux, aucune valeur sur le marché du mariage. Et en elle s’accumule «le dépit de tous ces garçons qui m'avaient proposé le mariage et qui s’étaient retirés pour la dot. Et combien y en avait autour de moi des filles qui ne valaient rien, mais rien, des filles bêtes, lourdes, bonnes à rien, aucune culture, aucune ouverture, rien en elles. On appelait ça des filles de famille. Elles avaient cent mille francs de dot, elles étaient épousées».

Et puis un jour son tour arrive. Les parents d’Avellan sont des amis intimes de la famille. Les deux pères se retrouvent tous les jours à quatre heures du matin à la «petite synagogue». Les enfants ont grandi ensemble. Ce sont d’abord des allusions discrètes de la sœur aînée : «Je me disais, celle-là elle me tourne autour du pot, je ne sais pas ce qu' elle veut...».

Ensuite arrive la demande officielle, faite bien sûr de parents à parents. Avellan, avec son nom de conte de fée est ce qu’en temps de guerre on appelle un héros : zouave aux Dardanelles en 1915, gravement blessé au bras, par deux fois trépané sur le champ de bataille, il a reçu la Légion d'honneur. Hélas, quand s’apaise la voix des canons, les héros restent handicapés.
N'importe, Cécile accepte.


Se marier, à I' époque, revient surtout à passer d'une tutelle à l'autre, une tutelle qui se manifeste dans les moindres détails de la vie de l’épouse. Cécile raconte : «Mon beau-père ne voulait pas que je me coupe les cheveux. II me considérait comme sa fille. Un jour il me rencontre dans la rue, je venais de sortir, j' étais toute fraichement maquillée. Il me dit : Dis ma fille, où tu vas comme ça ? Tu vas me remonter daredare à la maison et me laver ces lèvres ! Et bien, je suis remontée, toute penaude. C'était comme ça avant, on ne levait pas la tête, on marchait. Et pour les robes courtes ça a été la même chose». Cécile marche, mais (intérieurement) elle grince des dents.


Le mariage, c’est aussi la responsabilité d'une cuisine. Alors là, problème ! Sa mère l’avait pourtant prévenue : «Apprends ma fille, apprends, apprends à faire le couscous ! Y aura personne après moi qui t'apprendra ... Et bien j'avais pas appris». II va donc lui falloir tout retrouver par elle-même, tout reconstruire et reconstituer, en s'aidant de ses seuls souvenirs, les gestes éternels de la mère s’affairant autour de la tabouna pour le couscous, la tfina, le fricot d’aubergines, la tchoutchouka...


Le fleuron de cette science culinaire c’est la confection du «blanc de galette», la couche de sucre nacré qui recouvre les galettes que L’on produit en quantité industrielle pour Pourim.
La scène mérite d'être évoquée : autour d'un gros chaudron deux femmes s’agitent. II a d’abord fallu battre deux «bonnes» douzaines de blancs d’œuf, épreuve culinaire particulièrement pénible si l’on considère que la cuisinière doit dompter la neige à main nue.

Les sommets d'albumine atteints, on ajoute le sucre, la gomme arabique, «un bon peu » de gélatine et surtout - élevez-vous après ça contre les conservateurs et autres colorants des produits de l'industrie alimentaire moderne ! - le bleu de lessive qui aide à pâtisser plus blanc ; et on dépose le tout sur la braise d'un kanoun. C'est là qu'il faut être deux, le blanc de galette étant toujours le fruit d’une étroite collaboration, «une qui tient le chaudron, et I’autre qui remue» et vice-versa pour ne pas lasser la musculature des protagonistes. Car la cuisson dure «des heures et des heures» et il ne faut surtout pas arrêter le va-et-vient de la longue cuillère de bois, sous peine de voir le mélange tourner, et de se retrouver ainsi condamnée à reprendre le processus à son début. Bref ! Après «des heures et des heures» de labeur, quand la crème est bien épaisse, bien homogène, on y plonge une à une les
galettes en forme de cœur, de «main de fatima» d’étoile de David, faites «de la veille», que l’on dispose sur des claies de roseaux et que l’on laisse sécher, au grand soleil, souvent pendant plusieurs jours. «Tu parles I Aujourd'hui avec le sucre glace, c’est pas pareil ; le blanc, ça se fait en cinq minutes !» Et puis commençait le va-et-vient des enfants, emportant à travers la ville, enveloppées de serviettes, les assiettes de gâteaux de Pourim. Le meilleur bien sûr, restait pour I' épilogue, quand venait le temps des commentaires et des critiques : «Dis ! j’sais pas ce qu’elle a cette année, tias vu son blanc, comment qu'il est gris !».

 

S'il y a une chose aussi que Cécile tolère mal c’est ce domaine brumeux, plaqué de religion, vers lequel se tournent fréquemment, pour trouver remède à leurs maux les plus divers, les femmes qui l'entourent. A l'origine de ce regard critique, il y a une expérience d’enfant : sa mère avait eu trois garçons et le troisième, encore bébé, étant malade, une tante avertie avait diagnostiqué l'influence néfaste du mauvais œil de la voisine. Des lors, le remède était tout trouvé. La mère invita la dangereuse voisine et quand celle-ci, pour se mettre à I'aise se fut débarrassée de son haïk, la tante subrepticement y découpa quelques franges.

Après le départ de la voisine, les deux femmes jetèrent dans la braise d'un kanoun les franges maléfiques, ajoutèrent encens et herbes diverses et dans I’ épaisse fumée âcre ainsi produite, psalmodiant les formules adéquates, par sept fois, elles passèrent au-dessus de la couche du bébé la source incandescente de son mal. Le soir même le petit frère mourait.
Alors, quand à son tour devenue mère, on conseille à Cécile pour guérir un de ses fils d'une méningite que trois médecins n’ont pas su soigner, de répandre le sang d’un pigeon égorgé sur la tête de l’enfant, elle refuse avec indignation et préfère faire confiance à la nature qui lui en témoignera sa reconnaissance.


La superstition et la magie sont les garde-malheur de toutes les étapes importantes d’une vie. Pour exemples, et en vrac : quand la jeune fille a ses premières règles, pour que sa vie de femme lui soit douce elle doit se pencher sur un pot de miel pour y apercevoir son reflet. Le jour du mariage après le bain rituel au hammam, les paumes de main de la fiancée sont, en porte-bonheur, enduites de henné. Et si une mère, ayant déjà perdu plusieurs de ses enfants males, accouche de nouveau d'un petit garçon, stratagème astucieux elle vend le bébé contre un sou symbolique à Minina , qui «a le don», prend le nouvel arrivant sous sa protection et lui offre sa première chemise coupée dans une toile de linceul. La vieille Minina était ainsi devenue la mère de la moitié des garçons de Blida.


A Blida, il y a aussi le tombeau du rabbin miraculeux. Les mauresques souffrant de stérilité vont aujourd'hui encore prier sur sa tombe et y allumer des bougies. Autrefois, les femmes juives se baignaient nues dans le petit bassin qui jouxte la dalle de marbre. Cécile se souvient du rabbin Yoshua, avec sa belle tête de vieux sage. La rumeur publique en avait fait un saint.
Mais Cécile reste sceptique et commente, frondeuse : «II avait trois femmes ; trois femmes dans la même maison. Alors, son don de fécondité ... ».


Cécile n'a pas quitté Blida. En 1962, dans la débandade généralisée qui vidait l’Algérie de ses habitants français, au milieu des attentats conjugués du FLN et de l'OAS, Avellan lui avait promis : «Ne t'en fais pas Cécile, ne te fais pas de mauvais sang. L'Algérie indépendante ça va être un paradis. II faudra les aider à tout refaire. Et on y sera heureux».
Alors elle y est restée ma grand-mère, fidèle à son Blida, pratiquement jusqu’à son décès en 1993. Le dos bien droit, la tête haute et le regard direct sous sa couronne de cheveux argentés, accrochée à son couffin, la Hadja, ainsi qu’on l’appelait respectueusement, parcourt les ruelles de Blida. Elle évoque les silhouettes de fantômes aux balcons, les magasins disparus, «chez Bacri, chez Draï, chez Madame Roger la perruquière». Et tout Blida lui semble un grand décor vide. Tout sonne creux. Et pourtant, sur le Boulevard, les orangers sont encore là, et les odeurs de beignets arabes, et les sommets enneigés de Chréa, et le vaet-vient des enfants emportant à travers la ville, enveloppées de serviettes, les assiettes des gâteaux du Ramadan.


Anne MELLER- GOLDSTEIN 

Je vous saurais gré non seulement de garder en mémoire mais aussi de donner la plus large diffusion au narratif de cette "vielle et honorable Dame" qui répond à cet interveiw.

 

https://youtu.be/tfI6w5W0dcY

 

Madame Clémence ELBAZ,

Je suis d'autant plus bouleversé par vos mots pétris de Sagesse que vous m'avez  arraché une larme en voyant votre visage encore si rayonnant de vitalité et de Foi à l'âge des "nonantes".

Je suis sûr vous avoir rencontré dans une ruelle de Cirta, au marché de la Place Négrier ou dans une de ces nombreuses synagogues gardant jalousement dans leur Hékhal ces Sefer Torah resplendissant de piété.

Combien je me sens fier d'être né dans la même Cité que vous !!!

Cette Constantine Magique et envoûante qui a charmé Maupassant, Pierre Loti, Gustave Courbet et Albert Camus

Votre discours, véritable Hymne à la Vie après tout cet itinéraire éprouvant est pétri d'une grande humilité et d'une immense tendresse.

Clémence ! tu ressembles tant à ma Grand-Mère, Ma Hafsa qui, comme toi, a pris le chemin de notre Terre matricielle , mais elle, a rejoint, à 97 ans, tous ces ancêtres sous les ifs de Galilée, à Chlomi, avec cette viscérale croyance en la résurrection des morts dans la Vallée de Josaphat.

Madame ELBAZ, vous êtes une aristocrate de l'humilité, vous avez l'élégance de la FOI, votre expression naturelle d'invoquer le Créateur en psalmodiant "Hakadosh Baroukh Hou" est si CONTANTINOIS !

Votre Force et votre Détermination doit être un EXEMPLE pour les générations à venir qui auront besoin de comprendre pourquoi nous disions à chaque Seder de pessah "L'an prochain à Jérusalem" !

Vous l'avez fait, parce que votre Volonté a accompagné le Miracle.

En traversant les mers vous avez conjugué tous les possibles, 

Faire remettre dans la même case JUDAÏSME ET SIONISME.

Qu'Hachem vous accorde, dans son immense miséricorde, le bonheur et le privilège de sillonner avec votre descendance les plaines de Sharion, les paisibles collines de Galilée, les sables du Négev et les mystiques Monts de Judée avec santé et harmonie.

Je vous embrasse Tata Clémence, je vous salue, Madame Elbaz,

Un Constantinois qui, comme vous, a été exclu de l'école par les lois scélérates de Vichy.

Hubert Habib,

             

            Camp du Maréchal

                    Mai 1962

 

             "Mon témoigange"
                         par
                Didier NEBOT

 

 

 

" CE TEMOIGNAGE SERA REPRIS  DANS  LE NOUVEAU LIVRE DE DIDIER NEBOT QUI SORTIRA EN LIBRAIRIE EN JANVIER 2024  SOUS LE TITRE :  "LE MEDECIN DE QUMRAN "  Il était une fois la paix

 

Après les accords d'Evian de Mars 1962, le cessez-le-feu est intervenu avec le FLN. L'indépendance de l'Algérie est inéluctable. L'O.A.S. (organisation armée secrète) joue la politique du désespoir, de la "terre brûlée". Les attentats se multiplient à Alger et dans les grandes villes aussi bien contre les Musulmans que contre les Européens qui veulent quitter l'Algérie, qualifiés de déserteurs par l’OAS.

Les "forces de l'ordre" qui n'ont plus comme ennemi le FLN se focalisent sur l'OAS. L'université d'Alger est considérée comme un des bastions de cette organisation secrète et les étudiants sont tous suspectés.

Dès lors, les autorités françaises font des rafles d'étudiants pour les interner dans des camps loin des centres urbains. J'ai été l'un de ceux-là.

 Voici mon témoignage : Mai 1962… Ce sont les derniers jours de l’Algérie française.

La faculté de médecine est fermée, l’activité économique est réduite à sa plus simple expression, tout va mal, Alger est en état de déliquescence, la vie est devenue impossible. Malgré une présence multi centenaire dans cette si belle terre d’Afrique mes parents, perdus, désemparés, envisagent de quitter le pays. C’est alors que la malchance va me conduire durant une dizaine de jours dans un camp d’internement situé en grande Kabylie, Camp du Maréchal, où j’ai cru ma dernière heure arrivée.

A ma libération, deux jours avant notre départ pour la France, je racontais à un de mes voisins, journaliste dans je ne sais quel magazine, et que j’avais croisé à plusieurs reprises dans la cage d’escalier de mon immeuble, le récit du journal que j’avais tenu à Camp du Maréchal.

Plusieurs mois plus tard, alors qu’avec mes parents et mon frère nous commencions une nouvelle vie à Marseille, un de mes amis me donna le journal qui avait relaté mon histoire. J’eu la désagréable surprise de constater qu’il s’agissait de RIVAROL, un magazine d’extrême droite. Pourquoi cet hebdomadaire publia-t-il le journal d’un juif ? Je n’en sais rien.

Quoi qu’il en soit, tout ce qui est dit dans ce journal est vrai et je retranscris aujourd’hui les paroles que j ai tenues à ce journaliste, dont je ne me souviens plus du nom. Seul élément faux et discordant, c’est lorsque vous le verrez, l’article parle de la "race" juive. Choqué par ce mot inadmissible que je n’avais pas prononcé, je n’ai pas réagi à l’époque.

J’avais découvert cet article, presque par hasard, longtemps après les faits et nous avions d’autres soucis que celui de demander des explications, à défaut de réparation sur des termes choquants et inappropriés. Il fallait vivre, panser ses plaies et oublier l’Algérie.

Article paru sur le journal "RIVAROL" le 22 juin 1962 :             

"D’Alger nous est parvenu par le truchement d’un ami, le document que nos lecteurs trouveront ci-dessous. Il s’agit du journal d’un jeune israélite algérois, arrêté, à son domicile, lors d’un bouclage effectué au Plateau-Saulière.

Le mercredi 9 mai, à 16h30, les CRS se présentent chez moi.

Ils n’opèrent aucune fouille, mais à leur grand regret me dendent de les suivre. Mon frère a 15 ans, il n’est pas emmené. "C’est juste un contrôle d’identité à l’école Barnave… " J’apporte, néanmoins, quelques affaires de toilette. J’ai déjà fait un "stage" à Béni-Messous, pris dans une rafle dans la rue et je prends mes précautions…

J’ai bien fait, car on nous conduits au camp de Béni-Messous, où je vais passer 48h, avec tous les hommes de 18 à 50 ans de mon quartier. On mène une vraie vie champêtre. Personne ne couche dans les baraques, il y a de la vermine et il fait trop chaud dans la journée. On préfère coucher dans deux couvertures à même le sol. Pour moi, ça peut aller, mais je vois des hommes âgés qui ne semblent pas s’accommoder des faits.

Ces deux journées auront vite passées. Nous étions… près de 1200.

Le vendredi 11 mai, vers midi, tous les hommes de plus de 22 ans, pris en même temps que moi, sont libérés. Nous restons 93 jeunes de 18 à 22 ans. Les bruits les plus divers circulent : "On va nous envoyer à Paul-Cazelles, dans le sud-Algérois… ou à Orléansville… On va nous mobiliser sur le champ et nous envoyer en Allemagne".

Ma mère me fait parvenir par l’intermédiaire de la croix-rouge des vêtements, des affaires de toilette, un poste et des médicaments. Car il faut que je prenne soin de ma santé. J’ai un virus dans le sang et suis sujet à des crises d’urticaire.

A 14h, ce vendredi, on nous embarque dans des camions escortés par des gardes-mobiles. On n’arrive pas à savoir vers quelle destination nous allons. Les gardes sont muets. Nous arrivons à Douéra, au Château Holden, où d’autres jeunes européens internés viennent

grossir notre groupe. A 16h 45, nous nous remettons en route. Cette fois, un garde mobile nous dit : "direction Grande-Kabylie…" Sans plus.

Après un trajet de trois heures dans ces camions bâchés, nous nous arrêtons à l’entrée d’un camp.

Un camarade se penche et arrive à lire : Camp d’hébergement de Camp du Maréchal.

C’est un ancien camp où étaient internés les fellagha avant le cessez-le-feu. Nous prenons le relais. Les baraquements sont en dur et, cette fois, habitables. Nous nous installons pour notre première nuit. On nous sert un dîner que nous ne touchons pas. Heureusement que nous avons nos provisions de boîtes de conserve.

Le lendemain, il nous faut désigner 8 cuisiniers et 2 magasiniers. Car il n’y a pas de personnel pour s’occuper de nous. Le colonel, commandant le service de garde du camp (des chasseurs alpins), nous rend visite dans nos baraques. Il nous fait d’emblée excellente impression et, tout au long de notre séjour, il fera pour nous preuve de sollicitude et de tendresse paternelles. Il nous considère "comme ses fils", il nous donnera de sages conseils. Je conserverai de lui un souvenir impérissable. De certains copains aussi. Car c’est dans de telles circonstances qu’on se fait les meilleures amitiés.

" Le lendemain matin de notre arrivée, premier incident avec les chasseurs alpins. On demande des internés pour le lever des couleurs. Une baraque se porte aussitôt volontaire et se dirige vers le lieu de rassemblement. Alors, arrivent les chasseurs, l’arme à la main. Ils entourent les copains, menaçants, et leur crient : "Allez, grouillez-vous, c’est un ordre, vous entendez, un ordre, pressez-vous… " Choqués par ces manières rudes, alors qu’ils y allaient de leur plein gré, les copains font demi-tour. Ils voulaient aller en hommes libres, sans contrainte, saluer leur drapeau. Le lever des couleurs se fera sans nous. L’atmosphère se détendra quelques jours plus tard.

Cet incident que nous ne nous expliquions pas, nous en aurions plus tard le motif. "On" nous avait présentés aux chasseurs alpins comme de dangereux tueurs OAS, de redoutables commandos, dont certains avaient tiré sur des militaires à Bab-el-Oued…

Le lundi 14 mai, vers 16 h, nouvel arrivage de jeunes pris dans la rue, au cours de rafles. Nous sommes près de150, et vers la fin de mon séjour194…

Le mercredi 16, le colonel nous annonce une triste nouvelle. Demain doivent arriver les éléments de la force locale, qui remplaceront les chasseurs alpins. Les esprits s’échauffent, le mécontentement gagne les plus calmes, nous passons une mauvaise nuit. Nous sommes abattus et nerveux. De quoi sera fait demain ? Je fais un cauchemar. Je me vois en train de fuir devant des musulmans qui me tirent dessus…

Je me réveille en sursaut. Je pense… On va sûrement encore nous étiqueter comme tueurs auprès de la force locale. Et s’ils le croyaient, et s’ils voulaient faire des représailles, et s’ils nous égorgeaient durant la nuit ?

Le lendemain, ils arrivent… Nous n’aurons, nous, internés, aucun contact avec eux. Je dis interné, mais je devrais théoriquement dire hébergé. Mais ici, nous nous considérons comme des prisonniers.

Je pense à mes parents, à ma mère surtout. Je lui ai envoyé deux lettres par une filière à nous. Mais les a-t-elle reçues ? (A ma libération, j’apprendrai qu’elle ne les a jamais reçues. Plus de 10 jours sans un mot de moi…). Elle a réussi à me faire parvenir un mot, dans lequel elle me demande de conserver mon sang-froid, de ne pas laisser éclater ma peine ou ma colère. Je suis israélite, je pense à tous ceux de ma race (1) qui ont souffert bien plus que moi et je me tais. Je conserve la foi. Ceux qui ont souffert connaîtront un jour la paix, c’est le juste retour des choses. Les méchants seront punis.

Je pense à mes études de médecine, elles sont pratiquement finies. Je suis en train de prendre un retard considérable. Même sorti d’ici, je ne pourrais retourner en Fac, l’année est terminée pour les étudiants algérois. Je ne suis pas le seul à me faire du souci. Il y a, dans la "carrée", un jeune de 20 ans, il prépare polytechnique. Mais pour ce concours aux exigences draconiennes, la limite d’âge est fixée irrévocablement à 22 ans. Ce copain va être mobilisé dans quelques jours comme moi, son sursis résilié. Pour lui, tout s’écroule.

Ce même jour jeudi, arrivent au camp six inspecteurs de la D.S.T. Ils arrivent de Marseille pour nous "cuisiner". Les premiers qui passent sont interrogés durant une heure, comme dans un film policier. Au bout d’une vingtaine d’interrogatoires, la durée de ceux-ci diminue. Une demi-heure, un quart d’heure, puis cinq minutes… Nous avons appris que ces policiers avaient été amenés subitement par avion pour interroger une centaine de « tueurs » notoires. Ils se sont bien vite aperçu qu’il n’en était rien et qu’on les avait trompés sur notre compte…

Les gars qui nous interrogeaient avaient l’air sympathique. Ils voyaient bien qu’on  le savait dérangés pour des peccadilles. Ils avaient l’air vexé… J’avais envie de leur dire un tas de choses, à ces "représentants de l’ordre"…

Par exemple :

- Que nous n’avons jamais reçu de visites de la Croix-Rouge. L’entrée du camp lui étant interdite…

- Que depuis l’arrivée de la force locale, nous nous barricadions les nuits dans nos baraques, et

- Que nous avions même envisagé un tour de garde par chambrée.

Que seule nous parvenaient de la victuaille et des effets d’habillement envoyés par les habitants des villages voisins…

- Que la seule façon de faire savoir à nos parents où nous étions était une liste qu’avait adressée le curé de Camp de Maréchal, qui nous rendait souvent visite et qui avait même dit une messe, le mardi, pour mes camarades de confession catholique.

- Que mon nom ne figurait pas sur cette liste (un oubli que personne n’a pu m’expliquer) (1), et que m’a mère en a été très affectée.

- Que mon père, inquiet, avait téléphoné partout et qu’on lui avait répondu que seules étaient acceptées les communications officielles.

- Que le seul rempart entre la force locale et nous était le colonel, un capitaine, deux civils et un garde-mobile, seuls Européens, comme cadres, de notre camp…

(1) Nous étions seulement deux juifs dans le camp et j’ai compris plus tard que c’était la raison pour laquelle nous n’étions pas sur les listes du curé.

- Qu’un camarade de 19 ans avait été arrêté chez lui, alors qu’il sortait de sanatorium ( deux mois) et qu’il attendait d’être libéré pour y retourner…

- Qu’un autre détenu était devenu comme fou un soir, et qu’il avait voulu mettre le feu aux paillasses.

- Que j’avais maigri de quatre kilos… que partout les inscriptions FLN étaient restées gravées sur tous les murs.

Mais à quoi bon ? …

Jeudi 17 mai, on nous apprend que certains vont être libérés. Mais les consignes de libération sont les suivantes : Nous serons laissés à la sortie du camp vers 17 h, si nous le désirons, nous pouvons être escortés jusqu’à la gare. Escorte de la force locale sans doute. Le colonel refuse que nous soyons libérés dans de telles conditions. C’est trop dangereux. Les collègues libérables passent donc une nouvelle nuit au camp… le curé du Sacré-Cœur alerte nos parents pour qu’ils viennent nous chercher au camp.

Nous sommes cette fois pris d’inquiétude pour eux. Les routes sont peu sûres avec tous ces enlèvements. Et puis nos parents vont se trouver nez à nez avec la force locale à l’entrée du camp, il peut y avoir des incidents.

J’écris à ma mère en lui demandant de ne pas venir, que je me débrouillerai bien et tous mes copains font de même. Vendredi pourtant toutes les familles des libérables sont à l’entrée du camp… le soir, nous ne sommes plus que huit dans la chambrée. Je ne dors presque pas… le colonel vient nous réconforter. Il m’annonce ma libération pour samedi après-midi. Enfin l’heure arrive.

On nous sort de notre petit camp. Nous voyons pour la première fois les barbelés derrière nous. La première fois depuis 10 jours. On nous rend nos papiers d’identité. Nous apercevons le long de la route, à 200 m, de l’entrée principale, une file de voitures.

Entre ces civils et la force locale à l’entrée, il existe un no man’s land. Un homme fait les cent pas au milieu. C’est le colonel. Il est là, en quelque sorte pour servir de tampon. Pour empêcher tout incident. Ils n’oseront pas tirer ainsi, pensons-nous. On attend en file indienne, barbus et sales. Une femme s’approche, la mère d’un copain encore interné. Elle passe un colis au colonel…

Tout à coup, j’aperçois ma mère qui s’avance. Elle essaie de m’apercevoir. Elle se détache du groupe. Un soldat s’avance : "Tu dégages", lui dit-il en la menaçant de sa MAT 49.

"Enfin je retrouve les miens. Ma mère pleure, elle a le visage défait par des nuits d’insomnie. Mon père, aussi, est là, les mâchoires serrées, les poings fermés. On s’embrasse. Tout le monde pleure autour de nous. On embarque vite quatre autres camarades dans la voiture et on file…vers Alger….

Deux jours plus tard, j’étais en France avec ma famille.         

 

(1) Ce mot race n’a bien sûr pas été utilisé par moi. C’est le journaliste qui en parle, je retranscris ici scrupuleusement l’article du journal. Ce mot insupportable montre bien que RIVAROL à l'époque, même s’il voulait se donner bonne conscience en parlant du témoignage d’une jeune juif, ne pouvait éviter, par ce mot anodin pour lui, montrer sa vraie nature. Pour ces gens les juifs font partie d’une race et c’était d’une telle évidence pour eux qu’ils n’ont même pas compris qu’en utilisant ce simple mot il montrait leur vrai visage.

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